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Chine, Les Insurgés Du Web

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Submitted By ugauthier
Words 2067
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Chine, les insurgés du Web
Un blogueur chinois, accusé d’avoir « colporté des rumeurs contre la police », est arrêté en juin 2009, emmené au poste et interrogé sans relâche pendant des heures… Jusque là, l’histoire n’est que trop banale dans un pays où le délit d’opinion est monnaie courante. Le blogueur, Guo Baofeng – qui se qualifie lui-même d’« emmerdeur » – s’était attiré l’inimitié des dirigeants de Fuzhou en postant une vidéo dans laquelle une pauvre femme en pleurs accusait les flics de la ville d’avoir collectivement violé sa fille de 25 ans, puis de l’avoir laissée mourir d’hémorragie.
Mais le destin de l’emmerdeur va soudain prendre un tour inattendu : à l’aurore, après une nuit d’interrogatoire, profitant de ce que ses geôliers sont assoupis, Guo réussit à envoyer en douce deux messages sur Twitter : « J’ai été arrêté par la police de Mawei, SOS », puis : « Svp, aidez-moi, j’ai subtilisé mon téléphone pendant que le policier dormait ». Plein d’espoir, il suit sur son minuscule écran la propagation de la nouvelle, twittée et re-twittée par des membres de son groupe.
Quand les flics lui arrachent son Blackberry, c’est déjà trop tard : la planète des « twitteurs » chinois s’est mise en branle. L’un d’entre eux lance l’idée d’une campagne d’un genre nouveau : il s’agit d’adresser au « prisonnier de conscience Guo Baofeng » une carte postale portant une seule phrase : « Guo Baofeng, ta mère te demande de rentrer pour le dîner ». Un autre fait imprimer la fameuse petite phrase sur des T-shirts et promet d’en offrir un en échange de chaque carte envoyée, une photo faisant foi. C’est bientôt une avalanche de cartes postales qui s’abat sur la prison N°2 de Fuzhou où Guo est détenu. En même temps, sur le Net, fleurissent des recueils de photos de cartes rivalisant de créativité et d’humour. Plus un internaute chinois n’ignore désormais l’histoire de Guo Baofeng et de sa mère qui l’attend pour dîner. Le buzz est tel, y compris dans la presse, que le blogueur est relâché au bout de deux semaines.
« Sans Internet, ce miracle n’aurait pas pu se produire, écrira Guo Baofeng sur son blog. Je suis la preuve vivante de l’immense pouvoir de Twitter. » Quand ils parlent d’Internet, les « netizens » (les internautes-citoyens, ou « Netoyens ») de Chine ont des accents lyriques, voire religieux : pour eux, le Net est « le plus grand cadeau que l’histoire ait fait à notre pays », « le premier espace, en 3000 ans d’autocratie, où la parole soit libre de toute censure », « la chance des défenseurs des droits civiques », ou tout simplement « un don de Dieu »… Ils sont persuadés que cet espace de liberté finira par englober toute la société, entraînant une évolution profonde du système politique.
Tours de vis
En attendant, la Chine reste un des pays où la critique du pouvoir est punie le plus sévèrement. Depuis 2009, la répression s’est encore aggravée avec de lourdes condamnations infligées à des intellectuels et des avocats célèbres. Dans l’affaire de Fuzhou, pour un Guo Baofeng libéré, trois autres blogueurs accusés des mêmes « crimes » viennent d’être condamnés à plusieurs années de prison. Pas plus que la presse, Internet n’échappe à ces tours de vis. Les grands sites sociaux étrangers, comme Youtube, Twitter, Facebook ou Wikipedia, dont les contenus ne peuvent être censurés, sont inaccessibles en Chine. On ne compte plus les sites interdits qui disparaissent du jour au lendemain. Chaque commentaire posté sur un forum, chaque texte ajouté à un blog est examiné à la loupe, supprimé au moindre écart. Mieux, afin d’orienter les discussions dans un sens favorable aux autorités – ce qu’on appelle ici la « canalisation de l’opinion publique » – les forums sont inondés de commentaires dûment pondus par une armée de petites mains payées à la pièce – ce qui leur vaut le surnom méprisant de « gang des 50 centimes ». Les fournisseurs d’accès, les portails, les moteurs de recherches sont tenus d’expurger leurs contenus de tout ce qui « subvertit le pouvoir d'État et sabote l'unité nationale, incite à la division ethnique, promeut les cultes et diffuse un contenu pornographique, violent ou terroriste ». C’est contre cette obligation d’avoir à faire la police en amont que Google s’est rebellé en janvier. Après avoir essayé pendant quatre ans de respecter les règles imposées par Pékin, le géant californien a préféré se retirer du marché chinois (voir encadré).
Alors que les médias restent muets sur ce vaste déploiement de contrôle, les netizens, eux, ont entrepris de tout déballer. Fonctionnant en réseau, informés presque « en temps réel » des innombrables scandales générés par le monopole du pouvoir, ils suivent également pas à pas les efforts considérables déployés par les autorités pour étouffer la contestation. Même les instructions confidentielles que le Bureau de la Propagande adresse chaque jour aux médias, recommandant de mettre sous le boisseau tel ou tel sujet, fuitent systématiquement sur le Net où ils paraissent sous le titre narquois de « Directives du Ministère de la Vérité », en référence au roman « 1984 » de George Orwell. Ces révélations sont quasi immédiatement effacées, mais d’innombrables netizens mettent à profit ce « quasi » pour propager l’information aux quatre coins de la Toile.
A entendre les internautes engagés dans cette guérilla contre le Goliath gouvernemental, l’avantage n’est pas du côté du géant. « Leur censure leur ressemble, explique le blogueur et journaliste indépendant qui se fait appeler Michael Anti. Elle est lourde, mécanique et datée, ce qui laisse une foule de possibilités pour la contourner ». En face, un groupe de petits David armés de leurs claviers et de leurs réseaux de geeks ultra-câblés, s’affrontent au géant dans l’ivresse du jeu. Anti, qui fut le premier à envoyer une carte postale au « prisonnier de conscience Guo Baofeng », détaille l’histoire de cette guéguerre où le pouvoir a toujours « deux ou trois ans de retard ». Au début des années 2000, si les sites étaient étroitement surveillés, sur les blogs en revanche un authentique espace de discussion libre prospérait sous le nez des censeurs. « Ils ne s’en sont aperçus qu’en 2005, et réagi en fermant des milliers de blogs. Nous nous sommes alors reportés sur le 2.0, c'est-à-dire les sites de socialisation, qui n’étaient pas dans les radars des autorités ». Pendant que les blogueurs engagés opèrent ce subtil glissement, la Chine est occupée à élever autour de son cyber-espace un gigantesque pare-feu, la fameuse Great Firewall (GFW), ou Grande Muraille numérique. Bête noire des internautes, la GFW contraint les communications avec l’extérieur à transiter par trois « portes » lourdement surveillées. Un simple filtre à base de mots-clés permet alors de bloquer l’accès à toute page traitant de sujets indésirables. A l’intérieur, le même système de mots-clés supprime automatiquement tout post ou commentaire malvenu.
Contourner la censure
« En fait, tout comme la vraie Grande Muraille, cette GFW est fissuré de toutes parts, affirme Michael Anti. Il existe une foule de moyens de la circonvenir, et ‘sauter le Mur’ est devenu un sport national. » La Chine est en effet la proie d’une véritable fièvre du Net : 420 millions de chinois ont accès à la Toile – un quart du total mondial – dont près de la moitié tiennent un blog (200 millions de blogueurs !) ; sur les sites d’information, il n’est pas rare qu’une seul info suscite des centaines de milliers de commentaires. Les plus mordus, soit un million de netizens, seraient des « sauteurs de mur ». Impossible de vérifier ces chiffres. Mais il est vrai que les solutions permettant de sauter la GFW (logiciels connectant à un proxi ou un VPN) sont en vente libre à des prix très abordables sur le eBay local ; et que les champions de ce sport nouveau se trouvent chez les ados et les jeunes adultes, enragés de ne pas pouvoir accéder au Net mondial. Wang Li, 20 ans, internaute depuis l’âge de 7 ans : « J’ai l’habitude de sauter le mur pour aller voir des vidéos de concerts sur YouTube, qui est bloqué en Chine. Et puis je suis tombé par hasard sur des sites qui parlent de 1989 et de Tian’anmen. J’ignorais tout ça, c’est passionnant ! » Depuis, le jeune homme saute le mur chaque jour « pour lire la presse en langue anglaise ». Car en Chine, explique-t-il, « l’info n’est pas libre ».
Sur les forums, les netizens ont trouvé mille moyens de contourner la censure : il suffit de modifier légèrement un caractère interdit, ou de le remplacer par un homonyme, pour que le filtre le laisse passer. Tout un bestiaire d’animaux mythiques, dont les noms se prononcent de la même façon que les mots censurés, a fleuri sur le Net, générant des blagues, des clips hilarants, des chansons, des concours… « Il y a deux ans, nous avons investi Twitter, qui n’intéressait personne et qui du coup n’avait pas attiré l’attention de la censure. Les 140 caractères maximum par tweet, c’est très limité pour les langues latines, mais en 140 caractères chinois, on peut raconter une foule de choses ! », explique le twitteur Jajia, rédacteur en chef d’un journal en ligne. « Nous nous sommes aperçus que c’était l’instrument idéal pour communiquer instantanément et sans aucune interférence, ajoute avec jubilation Cui Weiping, professeur à l’Académie du Cinéma de Pékin, célèbre blogueuse et twitteuse (14 000 « abonnés » à ses tweets). Twitter a créé une communauté soudée de militants et une atmosphère de ‘révolution joyeuse’ qui nous a donné du courage, nous qui en avions si peu. Maintenant, quand une personne injustement accusée va passer en jugement, des dizaines de twitteurs de tous les coins de Chine prennent le train et se retrouvent devant le tribunal pour manifester leur soutien. Ils prennent des photos et twittent avec leur téléphone portable de sorte que tout le monde peut suivre l’évènement en temps réel. Ca fait un tel barouf sur Internet que les médias publics sont bien obligés d’en parler. »
Le chat et la souris
En deux ans, et malgré son interdiction en 2009, Twitter est devenu un véritable Who’s Who de la dissidence chinoise. Les twitteurs vedettes investissent désormais les sites locaux de microblogging, comme Weibo, dont les adhérents se comptent par millions, afin d’attirer « un maximum d’internautes vers le Twitter libre ». Et ça marche : on y compte aujourd’hui 100 000 membres chinois, dont 40 000 abonnés aux twitteurs engagés. « En réalité, derrière les noms célèbres, il existe tout un réseau de twitteurs modestes, explique Michael Anti, des chevilles ouvrières de plus en plus nombreuses, qui servent de relai pour transmettre l’info sur les cas d’abus, procurer de l’argent et des avocats aux victimes et organiser des manifs de soutien ».
Sans illusions, Anti prédit que ce système sera détruit dans deux ans, dès que Pékin en aura compris le fonctionnement. Un autre round pourra alors commencer. « Les censeurs peuvent gagner des batailles, mais ils sont en train de perdre la guerre », estime Isaac Mao, autre twitteur vedette. « Dans deux ans, nous serons déjà ailleurs, affirme Anti : dans un nouvel espace de résistance rendu possible par les instruments que le Web ne cesse de créer ». Combien de temps durera ce jeu du chat et de la souris ? « Tant que durera cette dictature ».
Ursula Gauthier

Encadré Google

Janvier 2006. Pour s’implanter en Chine, Google accepte de respecter les exigences de Pékin et expurge ses résultats de recherches de tout lien pointant vers des sites mis à l’index par le puissant Bureau de la Propagande. Car la Chine ne se contente pas de bloquer l’accès à ces sites, elle veut aussi voiler l’étendue de la censure en exigeant des moteurs de recherche qu’ils n’affichent aucun lien « vide ».
Janvier 2010. Malgré quatre ans de loyaux services, Google.cn est la cible d’une attaque pirate massive venue de Chine, visant son code source (sa propriété industrielle) ainsi que des comptes de messagerie d’opposants. Le géant californien annonce alors qu’il arrête l’autocensure, dût-il pour cela renoncer au marché chinois – et au milliard et demi de dollars qu’il y a investi. Après trois mois de discussions infructueuses, Google met en place une redirection automatique des requêtes chinoises vers son portail de Hong Kong – qui, lui, n’est pas censuré. La Chine réagit en bloquant Google.cn. Un compromis est trouvé fin juin : Google remplace la redirection automatique par un lien sur lequel il faut cliquer pour atterrir sur le site de Hong Kong. Une parade qui permet à Pékin de « sauver la face » et à Google de conserver sa licence chinoise. Le grand bénéficiaire de ce bras de fer est le N°1 chinois, Baidu (scrupuleusement censuré), qui détient aujourd’hui 70% du marché chinois.
UG

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