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Roman

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Submitted By rarika
Words 44100
Pages 177
UN CŒUR EN OTAGE Lilian Cheatham

Meg monte dans le premier car en partance pour tourner le dos à son passé. Certes, elle avait promis à sa belle-mère de veiller sur Carol, mais sa demi-sœur a dépassé les bornes. Meg n'a pas hésité à s'accuser à sa place de son dernier méfait, et pour toute reconnaissance, Carol l'abandonne à une cohorte de journalistes retors ! En fuyant ainsi, la jeune femme espère ne plus entendre parler de cette affaire. Hélas, ce n'est pas le hasard qui la place sur le chemin de Simon Egan, le célèbre écrivain.

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre : THE WINTER HEART

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les copies on reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinée» k une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courte» citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur, ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa ler de l'article 4(1). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée pur les articles 425 et suivants du Code pénal. 1985. Lillian Cheatham. 1987. traduction française : Edimail S.A. 48. avenue Victor Hugo. Paris XVI Tél. 45.0(1.65.00 ISBN 2-281MXM64-X ISSN 0182-3531

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Les bras pleins, Meg Somers fit malaisément tourner la clé dans la serrure et poussa la porte de la hanche. Il était tard : avant de rentrer, elle était passée au supermarché ouvert toute la nuit. Le conducteur de la voiture qui l'avait amenée émit un léger coup de klaxon avant de démarrer. Il s'agissait de son patron, Pierre Frontand, propriétaire du restaurant où elle travaillait quelques heures, au déjeuner et au .dîner. . Dans le petit appartement, toutes les lampes étaient allumées. Mais il n'y avait personne, elle en eut tout de suite la certitude. On n'entendait pas la musique du poste de radio de Carol, qui fonctionnait sans arrêt lorsqu'elle était là. Une odeur de cigarette flottait dans l'air, cependant aucun filet de fumée bleue ne montait vers le plafond, autre signe de l'absence de Carol. En se rendant à sa chambre, Meg jeta au passage un coup d'œil dans celle de la jeune fille. C'était un désastre. Sur le lit des vêtements en désordre indiquaient que Carol avait eu des difficultés à choisir sa tenue pour la soirée. Dans la salle de bains, Meg ramassa les serviettes humides et rangea les produits de toilette avant de prendre une douche. Elle passa ensuite une chemise de nuit légère et le
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déshabillé assorti, puis devant ta coiffeuse, dénoua ses cheveux et entreprit de les brosser. D'ordinaire, ce brossage prolongé rendait son calme à la jeune femme, mais, cette nuit-là, elle était bien loin de penser au sommeil. Elle fronça les sourcils, se rappela soudain que c'était le plus sûr moyen d'attraper des rides. Or, à vingt-quatre ans, elle n'avait pas besoin de ça. t Meg Somers était trop mince, son visage trop anguleux pour qu'elle fût jolie, selon l'acception conventionnelle du mot, néanmoins, elle portait ses toilettes avec une élégance innée, et ses yeux étaient d'un vert remarquable, changeant comme la couleur de la mer. Ses cheveux auburn, ses pommettes saillantes, son allure lui donnaient un air de distinction qui lui avait valu cet emploi d'hôtesse dans un restaurant français bien connu. Elle aurait fort bien pu être mannequin, mais personne ne le lui avait jamais suggéré ; en outre, à ses yeux, la véritable beauté de la famille était Carol, sa demi-sœur de dixhuit ans. Celle-ci était elle-même de cet avis : elle ne manquait jamais de rappeler à Meg que ses cheveux ne viraient pas au roux carotte en plein soleil, qu'elle ne se couvrait pas chaque été de taches de rousseur. Sa chevelure était d'un or un peu cuivré, sa silhouette avait toutes les courbes requises. Ses grands yeux bleus pouvaient exprimer une émouvante innocence, et son teint était superbement doré. A la pensée de Carol et de l'endroit où elle pouvait être en ce moment précis, Meg sentit croître sa nervosité. Elle
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se leva, passa dans la cuisine, L'appartement n'était pas grand ; à part les deux chambres, la salle de bains et la cuisine, il comportait seulement une salle de séjour, avec une alcôve où l'on pouvait manger à quatre. Tous les meubles, ici, avaient appartenu à la mère de Meg. C'était la moitié d'un bungalow, et, après la mort d'Arnold Somers, la belle-mère de Meg n'avait pas trouvé mieux. La cuisine était la pièce la plus gaie, avec sa rangée de violettes d'Afrique sur le rebord de la fenêtre et le cadran jaune vif de la pendule. La jeune femme jeta un coup d'œil à celle-ci : les aiguilles marquaient une heure et demie. Où était Carol ? Elle avait toujours été difficile, toutefois ces temps derniers, c'était pire. Depuis qu'elle travaillait tard mais elle s'était refusé à parler à sa sœur de celui qui était, elle l'avait avoué, son amant. Il la déposait chez elle pour repartir aussitôt, et Meg n'était jamais là pour le voir lorsqu'il passait chercher Carol. Pour apaiser son estomac menacé d'un ulcère, Meg se versa un verre de lait. Au fond, songeait-elle, elle savait très peu de choses de sa demi-sœur. Elle en avait pris conscience l'hiver précédent, quand la police l'avait convoquée au commissariat en lui annonçant qu'on avait arrêté Carol pour vol à l'étalage. La conseillère psychologique de l'école suggéra de trouver à la jeune fille un emploi après les heures de cours : elle aurait ainsi l'argent nécessaire pour acheter ce qui lui faisait envie. Par ailleurs, elle serait alors occupée aux
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heures où Meg travaillait. Mais le véritable changement survenu chez Carol datait de ce moment. Les rentrées tardives, les cachotteries, le ressentiment boudeur à la moindre question et, la semaine passée, l'explosion de colère quand Meg avait téléphoné aux employeurs de sa demi-sœur. Cette nuit-là, Meg au paroxysme de l'inquiétude après avoir veillé des heures, avait appelé les Hardwick. Ils habitaient l'un des quartiers les plus chic de Miami, et elle croyait Carol chez eux, en train de garder les enfants. Mais, avait répondu une voix féminine, personne au nom de Carol Smith ne travaillait chez eux. En apprenant l'incident, Carol se montra furieuse. — De quel droit enquêtes-tu à mon sujet ? hurla-t-elle. Tu veux me faire perdre ma place ? — Quelle place ? demanda Meg. Certainement pas chez les Hardwick. Tu m'as menti, Carol. J'exige de connaître la vérité. Sinon, j'irai trouver la conseillère de l'école. Elle est plus ou moins responsable de toi vis-à-vis de la police. La rage de Carol s'apaisa sur-le-champ. — Très bien, ne monte pas sur tes grands chevaux, marmonna-t-elle. Oui, je travaille pour les Hardwick. Si tu ne me crois pas, tu peux appeler M. Hardwick à son bureau. Mme Hardwick est malade, et la fille qui t'a répondu est l'une de ses infirmières. Elle ne sait pas qui je suis. Enfin, bon sang, Meg, je ne veux pas que tu vérifies mes faits et gestes auprès de mes employeurs. Que vont-ils

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penser de moi, si ma sœur se met à leur poser des questions ? — Tu as tout juste dix-huit ans. Ils se savent sûrement en partie responsable de... — Personne n'est responsable de moi ! Je suis assez grande pour m'occuper de moi-même. — C'est moi qui m'occupe de toi, Carol, dit fermement Meg. Et je ne ferais pas mon devoir si je ne cherchais pas à savoir qui est ce garçon avec lequel tu sors. — Ce garçon répéta sa sœur dans un grand éclat de rire. Ne sois pas si naïve. C'est un homme ! Je ne fréquente pas les jeunes gens : ils sont incapables de me donner ce que je veux. D'abord, ils ne savent pas faire l'amour. La plupart du temps, ils n'ont pas un sou et ils ont toute la délicatesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. J'ai trouvé un homme qui me convient... et qui a de l'argent ! — Mais tu es trop jeune ! Connaît-il ton âge ? Quel genre d'homme sortirait avec une collégienne de dix-huit ans ? — Mon genre, fit Carol avec un sourire de défi. Elle quitta la table où toutes deux venaient de prendre le petit déjeuner et se dirigea vers la porte. — Excuse-moi, Meg, je ne veux pas être en retard à l'école. — Je n'en ai pas encore fini ! protesta sa sœur en la retenant par le bras.

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Elle était bouleversée par ces révélations. Carol avait toujours été difficile, mais, jusqu'à présent, la jeune femme était parvenue à exercer sur elle un certain contrôle. — Je n'ai pas l'intention de te laisser fréquenter un homme qui profite de ton âge et de ton inexpérience... — Mon inexpérience ? Oh, c'est trop drôle ! Allons Meg, tu ne peux rien contre moi. Nous ne sommes pas parentes. En fait, tu n'es même pas une amie ! ajouta Carol avec mépris. — Jusqu'à la fin de tes études, je suis ta tutrice. — Mensonge ! Après la mort de maman, tu as fait croire à l'assistante sociale que nous étions vraiment sœurs. J'ai tout appris grâce à Mme McNeely. Elle ne tarissait pas d'éloges sur ma brave, ma généreuse demi-sœur qui tenait tant à me garder avec elle qu'elle n'avait pas hésité à mentir à l'assistance sociale. Mais il n'y avait rien de légal làdedans ! Personne ne m'a demandé si je ne préférais pas être adoptée ! On t'a écoutée, toi. Eh bien, maintenant, j'ai dix-huit ans et je veux vivre ma vie ! Je veux voyager, aller à Hollywood, à New York ! Je veux sortir de ce trou ! Ce n'était pas la première fois qu'elle se plaignait de leur manière de vivre, toutefois Meg n'avait jamais mesuré la force de sa rancœur. C'était d'autant plus ironique que Meg avait menti afin de répondre à l'ultime prière de sa belle-mère, qui lui avait confié Carol. — Si c'est vraiment ton sentiment, j'en suis navrée, commenta-t-elle, d'un ton contraint.
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— Depuis des années, tu essaies de faire de moi une bête de travail, laborieuse, ennuyeuse, comme toi ! Eh bien, je vais te dire une chose, Meg : rien ne me paraîtrait plus triste que de te ressembler ! J'aime mieux quitter l'école, apprendre à devenir comédienne, mannequin. A quoi me serviront mes études, à Hollywood ? Alors, laisse-moi .tranquille ! La scène s'était déroulée la semaine précédente. Pendant quelques jours, la jeune fille avait paru s'amender ; elle était rentrée plus tôt, le soir. Peut-être avait-elle renoncé à ses rêves grandioses quant à une carrière à Hollywood. Meg l'espérait. Elle n'avait vraiment pas besoin de ces complications ! En effet, elle avait été gravement malade, un an plus tôt ; le médecin avait parlé d'ulcère et lui avait conseillé sans ambages de prendre des mesures à propos de Carol : — De nos jours, il faut deux parents pour tenir en lisières une adolescente, or vous, vous vous êtes chargée de ce fardeau à l'âge de dix-sept ans. Quand êtes-vous allée danser pour la dernière fois ? Quand vous êtes-vous acheté une robe neuve ? C'est votre corps qui se révolte contre les exigences que vous lui imposez. Tout cela était sans doute vrai. Mais on ne change pas aussi aisément les habitudes de toute une vie, ou presque : depuis le jour où Alice Smith avait épousé Arnold Somers, le père de Meg, celle-ci s'était prise de tendresse pour sa

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nouvelle belle-mère et pour son adorable petite demi-sœur de deux ans. Meg avait treize ans, quand son père mourut. Alice se chargea d'elle, aucun membre de la famille ne s'étant présenté pour s'occuper de l'enfant. A elles deux, elles firent de leur mieux pour gâter Carol. La beauté de cette dernière faisait d'elle un être à part, pensait naïvement Alice. Même s'il lui arrivait de se sentir un peu coupable à l'idée des sacrifices que faisait Meg, elle se réconfortait en songeant qu'elles partageaient les mêmes ambitions pour l'enfant. Meg avait dix-sept ans lorsque sa belle-mère fut tuée dans un accident. C'était elle qui conduisait leur vieille voiture, et l'autre conducteur avait brûlé un feu rouge. Alice mourut dans les bras de sa belle-fille, en la suppliant de veiller sur Carol. Elle avait dû renoncer à la bourse qu'on lui avait accordé pour suivre les cours de l'école des Beaux-Arts et accepter un emploi de serveuse, mais elle Pavait fait joyeusement, sans hésitation. Apparemment, sa demi-sœur lui reprochait ces années de pauvreté, de sacrifices. Elle l'accusait de l'avoir privée d'être adoptée par des parents fortunés. C'était pure imagination, bien sûr, cependant Carol s'accrochait à cette illusion, en dépit des explications, des raisonnements de Meg. Depuis peu, elle prétendait que celle-ci avait été motivée par la jalousie de sa beauté. Avec un soupir, Meg se leva, rinça son verre, éteignit la lumière et se dirigea vers sa chambre dans l'obscurité. En
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traversant la salle de séjour, elle sursauta : on frappait violemment à la porte. Elle s'approcha de la fenêtre : il n'y avait pas de voiture devant la maison. La jeune femme hésita. On frappa de nouveau, et, cette fois; elle reconnut la voix de Carol qui sanglotait de terreur. — Meg, Meg ! Pour l'amour du ciel, ouvre-moi ! Elle se précipita, tira le verrou à tâtons, ouvrit la porte toute grande. — Pourquoi ne t'es-tu pas servi de ta clé ? — Je... je ne., l'ai pas ! Carol entra en trébuchant, referma le battant, repoussa le verrou, sa sœur alla fermer les rideaux avant d'allumer la lumière. Elle vit alors, comme la jeune fille levait les bras pour se protéger les yeux, une longue estafilade sanglante qui allait de son coude au poignet. L'une de ses jambes également était écorchée. La robe de Carol était déchirée, couverte de poussière et de sang. Meg lui fit rabattre sa main. Elle avait le visage meurtri, les traits gonflés comme si elle avait longtemps pleuré. — Seigneur, Carol, qu'est-il arrivé ? demanda-t-elle, saisie d'une terrible appréhension. D'un pas chancelant, la jeune fille alla se jeter sur le canapé. Il lui fallut attendre un moment avant de pouvoir parler; — Oh, Meg, tu avais raison ! Sa sœur lui mit un oreiller sous la tête puis courut chercher un verre d'eau dans la cuisine.
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— Tiens, bois. Que s’est-il passé ? Carol obéit. Comme une enfant, elle entourait le verre de ses deux mains tremblantes. En dépit de son regard innocent, elle était en train d'élaborer une histoire, Meg le devinait. S'attendait-elle à des reproches, pour s'être mise dans une situation où elle s'était fait violer ? Le responsable devrait payer son crime, se promit la jeune femme. Carol se remit à pleurer. Meg passa dans la salle de bains, en rapporta une bassine d'eau, une serviette, et entreprit de laver le visage méconnaissable, le bras et la jambe ensanglantés. La souffrance arrêta les larmes de la blessée ; elle se redressa vivement, repoussa la main secourable. — Laisse, Meg ! Il faut que je te parle... Carol tira un mouchoir en papier de la boîte posée sur la table basse, se moucha. — Oh, Meg, tu avais raison. Tu,., tu m'as avertie, mais je n'ai pas voulu t'écouter. J'ai eu tort... Meg l'entoura, de son bras. — Je suis désolée, ma chérie. Veux-tu me raconter ce qui s'est passé ? Sa sœur la regardait sans paraître comprendre. Elle ajouta : — Où est-ce arrivé ? — Dans un virage dangereux, près de la maison des Hardwick. La route tourne autour du lac, et l'on perd faci-

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lement la direction, dans l'obscurité. Je... nous... nous venions de quitter la maison... — Qui ça, nous ? — Tony Hardwick et moi. II... il me ramenait... — C'est donc lui ? demanda Meg d'un air farouche. C'est lui qui t'a violée ? — Violée ? répéta Carol, horrifiée. Meg, il est mort ! Et... je., j'ai si peur ! — Mort ? Tu l'as tué ? — Ne dis pas ça ! C'était un accident ! Tony conduisait, je te le jure, Meg ! Il ne roulait pas très vite, pourtant la voiture a fait un bond terrible ! Nous avons été éjectés Tony et moi... Moi, je n'ai rien eu, mais... mais Tony est retombé sur la tête ! Tout ce sang, et... Oh, Meg, c'était horrible ! — C'était donc un accident de voiture ? — Sincèrement, Meg, ce n'est pas ma faute, sanglota Carol. C'est comme la fois où tu conduisais, et où maman a été tuée. Je ne te l'ai jamais reproché ! Tu as prétendu que ce n'était pas ta faute, et je t'ai crue, rappelle-toi ! Elle levait de grands yeux innocents, noyés de larmes, couleur de bleuet. Meg sentit son cœur se, serrer. Au beau milieu de son affolement, Carol restait assez retorse pour la blâmer d'avoir fait d'elle une orpheline ! — Ce n'était pas moi qui conduisais, insista-t-elle. Elle mentait, Meg en eut la certitude.

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— ... Tony était au volant, il ne roulait pas vite, mais il était tard, et... il avait bu, et... — Si tu ne conduisais pas, tu n'as pas à t'inquiéter... coupa sèchement sa sœur. La police pourrait-elle prouver le' contraire, cependant ? Carol n'avait pas son permis. — Qu'a dit la police ? La jeune fille se remit à pleurer et se lança dans une explication à peu près cohérente. Meg en déduisit qu'elle avait pris la fuite, avait couru, couru jusqu'à la maison. — C'est stupide ! lança-t-elle. Il n'était peut-être pas mort. — Oh si ! Personne n'aurait pu survivre.... après ça. I — Très bien, il faut signaler l'accident. Espérons qu'on a retrouvé la voiture, et que tu ne seras pas accusée de nonassistance à personne en danger... Elle se leva pour se diriger vers l'appareil téléphonique. Fébrilement, Carol lui prit le bras. — Non, Meg, n'appelle pas ! Tiens-moi en dehors de cette histoire ! — Comment le pourrais-je ? Quelqu'un t'a-t-il vue avec ce Tony ? Tu n'as pas ton sac. Où est-il ? L'as-tu laissé sur place ? Carol resta sans réaction. Meg décrocha le combiné. Sa sœur, cette fois, ne chercha pas à l'en empêcher. Le sergent de police se montra très courtois. Ils allaient envoyer quelqu'un le plus tôt possible, assura-t-il. On avait découvert l'accident, mais il ignorait les détails, sinon que
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Tony Hardwick était bel et bien mort. Au ton de sa voix, Meg eut l'impression qu'il lui cachait quelque chose. — Je le savais ! cria Carol Ils vont tout me mettre sur le dos, à cause de cet ancien délit... ce vol à l'étalage ! Meg, tu ne vas pas les laisser faire ! Tu as promis à maman de veiller sur moi, mais jusqu'à présent, tu t'en es bien mal tirée ! Ce soir, tu viens de me détruire. Je t'avais dit de ne pas appeler la police ! Meg voulut l'apaiser, en vain. — Tu ne comprends donc rien ? hurla Carol en se tordant les mains. Je suis fichée chez eux comme une criminelle. Crois-tu que la riche famille Hardwick va laisser dire que son cher Tony était au volant, quand elle peut accuser une pauvre fille sans défense ? Ils diront que je conduisais, et je porterai toute la responsabilité de l'accident ! Oh, Meg» tu es vraiment stupide ! A tes yeux, la police a toujours raison, et un innocent citoyen n'est jamais retenu comme coupable ! Avait-elle raison ? se demanda Meg, mal à l'aise. Etaitelle stupide ? Allait-on rejeter le blâme sur Carol, à cause de cette peccadille passée ? Peut-être dirait-on qu'elle avait bu, ce qui sans doute était vrai. Dans ce cas, ils pourraient la faire mettre en prison. — Je suis navrée, balbutia-t-elle. Je pensais agir pour le mieux... Je ferais n'importe quoi pour te venir en aide, tu le sais, ma chérie, ajouta-t-elle en voyant redoubler les sanglots de Carol. Mais...
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La jeune fille se jeta sur cette phrase comme si elle Pavait attendue depuis le début. — C'est vrai, Meg ? Tu ferais n'importe quoi pour m'aider ? Oh, je t'en prie, je t'en prie, dis-leur que c'était toi qui étais dans la voiture accidentée ! Elle tremblait de tous ses membres. — Tout se passerait bien, si tu acceptais. Tu n'as jamais eu affaire à la police, toi ! — Carol, c'est... c'est de la folie ! protesta sa sœur horrifiée. Comment puis-je prétendre que j'étais en voiture avec cet homme ? Je ne l'ai jamais vu. Je ne sais rien de lui ni de ce qui s'est passé... — Je peux tout de raconter, intervint fébrilement Carol. Tu n'auras aucune difficulté, tu verras. Oh, Meg, s'il te plaît. Tu... tu me dois bien ça ! En vain, la jeune femme essaya de la raisonner : Carol avait franchi le seuil de la raison. Elle avait une seule idée en tête, une obsession : contraindre sa sœur à se plier à cette substitution. Elle discuta, supplia, ragea, pleura. Si Meg l'aimait vraiment, soulignait-elle, elle adopterait l'unique solution qui pouvait lui éviter la prison... Meg se retrouva le dos au mur. Une seule fois, elle tenta une faible défense : les Hardwick ne se laisseraient pas prendre à cette substitution, protesta-t-elle. Mais Carol écarta très vite cette objection. — Tu n'auras pas à rencontrer les Hardwick. Quant au reste, pas de problème : lorsque j'ai accepté cet emploi, j'ai
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utilisé ton nom. A cause de mes antécédents, tu comprends. Je me suis servi de ton numéro de sécurité sociale. Tout le monde, chez les Hardwick, me connaissent comme Meg Somers. Voilà pourquoi on t'a dit qu'il n'y avait pas de Carol Smith. Apparemment, elle ne voyait rien du dégoût, de la surprise de Meg. Elle claquait des dents, le regard fou. — Souviens-toi de maman, Meg ! Tu lui as promis, tu te rappelles ? Tu le lui dois ! Si tu fais encore ça pour moi, je ne te causerai plus jamais d'inquiétude ! Je... je serai si sage, Meg ! Finalement, Meg céda. Une heure plus tard, aux policiers qui s'étaient déplacés, elle déclara avoir été l'autre occupante de la voiture. Ils la crurent : on leur avait déjà fourni le nom de la compagne de Tony Hardwick dans son ultime promenade. Ils se montrèrent courtois, apaisants, même lorsqu'elle refusa de signer une déposition. Elle déclara qu'elle ne se rappelait rien, entre le moment où ils étaient partis et celui où elle était arrivée chez elle. Ajoutaient-ils vraiment foi à son histoire ? Elle n'en était pas sûre. Néanmoins, il ne s'agissait pas d'une affaire criminelle ; ils devaient accepter sa version. C'était le seul point sur lequel elle était restée ferme, vis-à-vis de Carol : elle ne se parjurerait pas en signant une fausse déposition, elle ne mentirait pas devant un tribunal. Sa sœur, elle le savait, écoutait, morte de peur dans sa chambre, son entretien avec les policiers.
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Au moment où ils partaient, elle arrêta le plus âgé. — Comment la famille Hardwick a-t-elle pris la nouvelle ? Il la regarda d'un air désapprobateur. — Mme Hardwick est très ébranlée, Miss Somers. Etant donné lés circonstances, nous avons fait venir son médecin avant de lui apprendre l'accident. Sans bruit, il referma la porte derrière lui. Carol sortit aussitôt de sa cachette. — Pourquoi ne m'avais-tu pas dit qu'il était marié ? s'enquit Meg d'un ton dé reproche. — Quelle importance ? répliqua la jeune fille avec impatience. Ils vivaient séparés. Ils avaient conclu un de ces arrangements communs de nos jours. — Quel genre d'arrangement ? — Ils ne dormaient pas ensemble. Ils vivaient seulement sous le même toit. Les gens riches font ça, quand ils ne veulent pas partager leur fortune. — Et comment es-tu au courant ? demanda durement Meg. — Je travaillais chez eux, ne l'oublie pas. Tony avait son propre appartement, et sa femme le sien. — Et les enfants ? Carol parut déconcertée. — Tu te souviens bien des enfants ? insista sa sœur. Tu avais été engagée pour t'en occuper...

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— Oh, il n'y avait pas d'enfants, répondit Carol d'un air las. J'étais là pour servir, en quelque sorte, de demoiselle de compagnie à Barbara, la femme de Tony. Elle est, elle a été malade. Je devais, entre autres, l'aider à s'habiller, lui apporter ses plateaux. Mais elle se montrait tellement désagréable avec moi que j'ai démissionné il y a un jour ou deux. Meg était sceptique quant à la véracité de ces propos. Cependant, à quoi bon en discuter, maintenant ? — En tout cas, dit-elle, elle devait encore tenir à son mari : d'après les policiers, elle est encore sous le choc. — Elle joue là comédie ! lança méchamment la jeune fille. Elle aime à se faire plaindre et sait s'attirer la sympathie des gens : ça lui a bien servi, pour garder Tony. En mettant sans cesse sa maladie en avant, elle cherchait à le culpabiliser toutes les fois qu'il s'absentait sans elle ! Meg ne prit pas la peine de répondre. Elle avait été choquée en apprenant que Tony était marié. Quels autres mensonges lui avait racontés Carol ? Meg ne la reconnaissait plus. Mais sa décision était prise : si Carol exprimait de nouveau son désir de partir, elle ne la retiendrait pas. Elle ne lui devait plus rien. Le journal local du soir publia un bref récit de l'accident. Le nom de Meg n’y était même pas mentionné. L'annonce nécrologique donnait l’âge de Tony : trente-deux ans. Sa femme était sa seule parente. Meg aurait aimé

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pouvoir lui présenter ses condoléances, mais, naturellement, c'était hors de question. Le lendemain, un représentant de la compagnie d'assurances se présenta pour lui faire signer les papiers nécessaires. Tout paraissait terminé. Pourtant, quelques jours plus tard, la tempête se déchaînait... Lorsqu'elle acheta le journal ce matin-là; Meg vit les photos en première page. L'une représentait une jeune femme blonde au regard mélancolique ; l'autre, un homme séduisant, au sourire charmeur. « L'épouse désespérée se suicide », titrait le quotidien. L'article expliquait : « A la suite de la mort accidentelle de son mari, la riche héritière Barbara Melton Hardwick a renoncé à la vie après avoir appris ses relations avec sa propre demoiselle de compagnie. Le corps a été découvert hier après-midi par son avocat, Charles Shaw; qui s'inquiétait de son silence… » — Oh, mon dieu, non ! gémit Meg. Elle poursuivit sa lecture, épouvantée. Apparemment, Barbara Hardwick s'était suicidée après avoir écrit à son frère et à la police : déjà très affectée par la mort de son mari, expliquait-elle, et sachant qu'il l'avait trompée avec sa demoiselle de compagnie, Margaret Somers, elle n'avait plus envie de vivre. Margaret Somers ! Meg étouffa une exclamation de protestation

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Barbara était diabétique. Depuis longtemps, elle devait recourir à des injections quotidiennes d'insuline. Follement amoureuse de son mari, elle dépendait entièrement de lui. Désillusionnée, désespérée, elle avait donné congé à tous ses domestiques et s’était administrée une dose massive d’insuline Les parents de la jeune femme étaient décédés. L'unique survivant de sa famille était un frère qui se trouvait quelque part en Amérique du Sud; C'était l'avocat qui avait transmis la nouvelle au journal. Sa cliente, ajoutait-il, lui avait dit qu'elle fermait sa maison pour aller séjourner chez des amis. Le matin même, il avait rencontré un membre de cette famille et s'était livré à des investigations. Sa cliente, précisait-il encore, jugeait Margaret Somers responsable de l'accident : c'était elle, elle en était convaincue, qui conduisait alors la voiture. A cet instant, le téléphone sonna. Meg n'avait pas la moindre envie de parler à quelqu'un. Pourtant, elfe décrocha, Une voix de femme s'enquit gaiement : — Miss Somers ? — Oui. — Miss Margaret Somers ? — Oui, Qui est à l'appareil> je vous prie ?

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— Le Daily News, Miss Somers. J'aimerais connaître votre réaction à la nouvelle du suicide de Mme Barbara Hardwick. — Comment osez-vous me poser une telle question ? articula Meg d'une voix étranglée, — Voyons, Miss Somers, je vous suggère de vous montrer coopérative avec la presse. Vous allez avoir besoin de tous les appuis possibles. Le public va s'interroger... Par exemple, faisiez-vous une fugue, Tony Hardwick et vous lorsque l'accident s'est produit ? Puis-je dire à nos lecteurs que vous éprouvez maintenant de profonds regrets ? Meg raccrocha brutalement. — Qui était-ce ? questionna Carol qui arrivait en baillant. Meg le lui dit et se réjouit de la voir pâlir à la nouvelle. Mais c'était de peur et non pas de remords. La jeune fille s'en prit aussitôt à Barbara Hardwick. — Cette sale mégère ! Elle l'a fait exprès... pour me détruire ! Tony m'aimait, et elle le savait Lui la méprisait. Il l'avait épousée pour son argent, mais elle s'accrochait à lui, geignait, le suppliait ! Oh, je la hais ! Elle se servait de sa maladie pour lui donner un sentiment de culpabilité ! Pour le garder ! Tu ne trouves pas ça abject; Meg ? Peux-tu m'en vouloir de la détester? De; de la mépriser pour avoir cherché par tous les moyens à continuer à bénéficier de la fortune de Tony ? — Cet argent était le sien, tu viens de le dire !
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— Oui, c'est possible... Mais il méritait bien quelques compensations pour avoir à la supporter sans cesse. Il m'aurait volontiers épousée, je le sais, seulement, elle se refusait à disparaître de sa vie. Tout ça était de sa faute... c'était elle, la responsable, pas moi ! Voilà pourquoi elle s'est tuée ! Une telle insensibilité scandalisa Meg. Carol ne comprenait toujours pas quelles souffrances elle avait imposées à Barbara Hardwick. Peu importait si Tony l'avait aimée ou non... pourquoi n'avait-elle pas pris conscience de ce qu'elle infligeait à Barbara ? La jeune femme se sentit coupable, tout à coup : n'avait-elle pas fait de sa sœur ce qu'elle était, en satisfaisant ses moindres caprices ? Ou bien son inhumanité avait-elle été transmise à Carol parce père sans pitié qui avait abandonné sa mère avant sa naissance ? De toute façon, il était maintenant trop tard pour vouloir y changer quelque chose; Quand vint midi, elles s'étaient toutes deux barricadées dans l'appartement. Les rideaux étaient tirés ; elles ne répondaient ni au téléphone ni à la sonnette de la porte d'entrée. A trois heures, Meg appela son patron, Pierre Frontand. Au son de sa voix, il questionna avec inquiétude : — Que se passe^t-il, Meg ? J'ai ici une nuée de journalistes qui vous attendent : ils veulent vous interroger à propos d'une femme qui s'est suicidée.

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— Voulez-vous... dois-je venir travailler demain ? balbutia-t-elle. — Juste ciel non ! Mais je-passerai vous voir ce soir, après la fermeture du restaurant. A minuit, il était là. Les reporters avaient momentanément renoncé à assiéger les lieux, aussi put-il entrer sans encombre. Il suivit Meg jusqu'à la cuisine elle lui offrit du café. — De quoi s'agit-il, Meg ? Pierre était un séduisant français d’une quarantaine d’années qui déployait tout son charme pour les clients de son établissement. Pour son personnel, c'était un tyran. Quelques semaines, plus tôt, il avait demandé à Meg de l'épouser ; il s'agissait plus ou moins d'une proposition d'affaires, avait-il précisé franchement. Il paraissait maintenant irrité, tendu. Il avait peur, elle le sentait, de voir le scandale rejaillir sur son restaurant. — Vous ne travailliez pas chez cette Mme Hardwick, je le sais, et vous ne pouviez être dans cette voiture lors de l'accident. J'ai tenté de le faire comprendre aux journalistes, mais ils ne m'ont pas cru. Pourquoi n'avez-vous pas encore protesté. Elle s’expliqua. II était déjà au courant de l’affaire du vol à l'étalage de Carol. Il se montra absolument stupéfait. — Vous ne parlez pas sérieusement ? Vous n’allez pas vous laisser considérer comme responsable du beau gâchis créé par cette petite délinquante ?
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Avec un soupir, la jeune femme passa les doigts dans ses cheveux en désordre. Elle n'avait pas songé à se recoiffer depuis te matin et elle avait piètre allure, elle le lisait dans le regard de son employeur. Elle se sentait épuisée; profondément blessée malade ; Pourquoi ne la prenait-il pas dans ses bras, au lieu de la dévisager de cet air furieux ? — Je ne peux pas laisser la police la questionner, Pierre, répondit-elle avec lassitude. Je suis presque sûre qu'elle conduisait et je sais qu'elle avait bu. S’ils venaient à l'apprendre, ils l'accableraient. Elle n'a pas son permis, en plus... — Vous êtes stupide, déclara-t-il durement. Si vous refusez de rétablir la vérité, je devrai en conclure que vous ne souhaitez pas continuer à travailler pour moi : je ne peux pas me permettre ce genre de publicité. J'espère être assez clair. . Il partit un instant plus tard non sans avoir lancé un regard menaçant à Carol qui, blottie dans le canapé, téléphonait. Meg était écœurée par le manque total de compréhension de Pierre. Elle travaillait pour lui depuis l’âge de dixsept ans. Son restaurant, certes, avait pour lui une importance primordiale. Néanmoins, il l'avait demandée en mariage, et elle avait crû qu'il avait quelque affection pour elle. En outre, il savait qu'elle n'était pas coupable… Tris-

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tement, Meg referma la porte sur lui. C’était la fin d'une période dé sa vie, songea-t-elle amèrement. Quand elle alla se coucher, Carol, toujours au téléphone, se contenta de lui sourire d'un air contrit. Le lendemain, Meg se leva de bonne heure après une nuit sans sommeil. Sa demi-sœur était déjà dans la cuisine pieds nus et vêtue d'un ravissant pyjama court. — Tu vas chercher un autre emploi ? demanda-telle négligemment. — Qui, sans doute. II le faut bien. — Justement, je ne veux plus être une charge pour toi, annonça Carol. J'ai décidé de partir ce matin même. Elle glissa une tranche de pain dans le toasteur. — .J'ai pensé que ça te soulagerait, reprit-elle. Tu n'auras plus à m'entretenir, ainsi tu pourras faire ce qui te plaît. Reprendre tes études, par exemple. — Etudier ? A vingt-quatre ans ? Carol rougit et prît une expression blessée. — C'était une simple suggestion. Inutile de t'énerver ! Je croyais que tu serais contente de te retrouver seule. Meg ne répondit rien Son silence parut éveiller la conscience de la jeune fille qui déclara d’un air coupable : — Très bien, Meg, je l’admets je suis cruelle de t'abandonner ainsi. Mais je… je n'en peux plus ! Toute cette histoire à propos de Tony me rend malade. Et j'ai peur de

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te voir flancher et tout raconter, Hier soir, j'ai entendu ton patron te le conseiller. Tu… tu vas le faire ? —-Non, dit froidement sa sœur. — Oh, merci ! Je...je n'y croyais pas vraiment, cependant, je ne voulais pas courir le risque. J'ai appelé un ami, hier ; je lui ai demandé de venir me chercher. Il sera là dans une heure. — Très bien, déclara calmement la jeune femme. Quant à moi, je dois songer à l'avenir. — Que comptes-tu faire ? — A mon avis, ça ne te concerne pas... Enfin... Devant l'insistance des journalistes, il est préférable que je m'éclipse sans tarder, tu ne crois pas ? — Si, probablement, murmura Carol. A cet instant, une voiture cabossée et rouillée s'arrêta devant la maison. Le garçon d'allure douteuse qui la conduisait actionna le klaxon. La jeune fille partit chercher ses valises dans sa chambre. — Eh bien, je m'en vais, Kit est là, annonça-t-elle en rejoignant Meg. Que vont devenir les meubles et le reste ? Euh... tu vas tout vendre ? — Oui, sans doute. — L'argent te revient, je suppose, dit Carol d'un air de regret. Tout appartenait à ta mère. — Tu as raison, je suppose, fit Meg. Le cœur plein d'amertume, elle dévisageait celle qu'elle avait tant chérie.
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— Adieu, Carol. Je te souhaite d'être heureuse. — Prête, ma grande ? Quoi de neuf ? C'était Kit. Il se chargea d'une valise. Carol lui murmura quelques mots à l'oreille, puis ils descendirent les marchés du perron... Vers midi, Meg avait vendu le mobilier, en téléphonant à tous les brocanteurs inscrits dans l'annuaire jusqu'à ce qu'elle en eût trouvé un qui consentît à acheter tout en bloc. Les déménageurs passeraient le lendemain matin. Elle consacra l'après-midi à nettoyer l'appartement et se débarrassa de tout ce qui ne pouvait pas tenir dans une seule valise. Le lendemain matin, tout fut terminé en une heure. Après le départ des hommes, Meg appela un taxi, passa à la banque, déposa la clé chez l'agent immobilier et se rendit à la gare routière. Elle prit le premier autocar qui partait. Sa destination était Jacksonville, indiquait le panneau à l'avant.

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2.
A Jacksonville, Meg prit une chambre dans un motel tranquille et peu coûteux. Elle s'effondra sur son lit et dormit douze heures d'affilée. A son réveil, les yeux au plafond, elle envisagea son avenir. La suggestion de Carol était restée dans son esprit. Pourquoi ne pas s'inscrire dans une école des Beaux-Arts, reprendre les études abandonnées à la mort de sa belle-mère ? Mais n'avait-elle pas perdu son talent ? Et ses économies dureraient-elles assez longtemps ? Elle ne le pensait pas. Elle devrait gagner sa vie. Ce qu'il lui fallait, c'était un stage qui lui permettrait de trouver un emploi à mi-temps. Elle aurait ainsi le temps et l'énergie nécessaires pour se consacrer à la peinture. La jeune femme se leva, se prépara. Renseignée par l'employé de la réception, elle se rendit en bus à un cours commercial qui avait la réputation de procurer des postes intéressants à ses diplômés. Par chance, un nouveau stage commençait ce matin-là ; elle s'y inscrit. Sur le chemin du retour elle acheta de quoi peindre, impatiente de voir si ses dons avaient résisté au temps. Quand vint le soir, elle avait devant elle; sur la toile, une explosion de couleurs qui exprimait parfaitement ses sentiments actuels,
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Le lendemain matin, Meg partit pour l'école. Ce fut le début d'un long été brûlant, passé en grande partie à étudier entre quatre murs, dans le bourdonnement du Climatiseur. A ses rares moments de loisir, elle peignait. A la fin de l'été, elle reçut son diplôme, fière de ses résultats : elle était première de sa promotion. Le dernier jour du stage, Helen Rogers, la conseillère d'orientation, arrêta la jeune femme dans le vestibule. —Il vient de se produire un fait inattendu, annonça-telle. J'ai pensé tout de suite à vous : Cet homme précisait qu'il ne voulait pas voir défiler le lot habituel de jeunes écervelées. Il y a un ennui : c'est un emploi à plein temps. Mais ce sera temporaire : trois mois au plus. Et le salaire est exceptionnel... Elle en précisa le montant. — Ça vous intéresse ? — A ce salaire-là ? Je pense bien ! La conseillère emmena Meg dans son bureau. — Avez-vous entendu parler de Simon Egan ? — L'écrivain ? fit Meg, les yeux agrandis de surprise. — Qui ne connaît pas son nom ? — Quatre-vingt-dix pour cent de nos étudiants, dit Helen en souriant. C'était une charmante veuve d'une cinquantaine d'années qui ne se faisait aucune illusion sur les adolescents qui sortaient de l'école. Meg était différente, à ses yeux.

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Elle était au courant de ses ambitions artistiques et avait envie de l'aider. — Pourtant, reprit-elle, la plupart d'entre eux doivent avoir vu certains de ses films ou quelques-unes de ses pièces à la télévision, même s'ils n'ont pas lu ses livres. Eh bien, il se trouve dans notre ville, et il lui faut une secrétaire pour l'assister dans ses recherches pour un nouveau livre. Ce serait une précieuse recommandation pour votre prochain emploi. Généralement, il confie ses manuscrits à une agence spécialisée, m'a-t-il dit, mais durant son séjour ici, il a besoin de quelqu'un qui puisse dactylographier ses notes. Avec ce salaire, vous pourriez vous permettre de consacrer ensuite deux mois à chercher un poste à mitemps. — Oui, c'est merveilleux. — Il y a un hic. Vous devrez peut-être, de temps en temps, travailler de nuit. Il occupe un appartement dans l'un de ces grands hôtels, le long de la plage. Mais n'aviezvous pas l'intention de quitter votre motel ? — Oui, c'est exact. — Si vous obtenez ce poste, j'essaierai de vous aider à trouver quelque chose non loin de son hôtel. — Merci, Helen. — Ne me remerciez pas avant d'être sûre de pouvoir vous entendre avec lui. Je vous ai fixé un rendez-vous. Après ça, à vous de jouer. Il a l'air de savoir ce qu'il veut.

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J'espère qu'il ne se montrera pas trop tyrannique avec vous... — A ce prix-là, il a le droit de faire preuve d'autorité, répliqua Meg avec un large sourire. La jeune femme puisa dans ses maigres économies pour s'acheter une robe neuve, en jersey crème. Elle changea de rouge à lèvres, adoptant un ton un peu brun qui mettait mieux sa bouche en valeur, et remonta ses cheveux auburn en un chignon lisse sur sa nuque. Elle tenait à avoir une allure à là fois agréable et digne. Meg descendit de l'autobus devant le luxueux hôtel en bordure de l'océan, donna son nom au portier. L'homme téléphona, avant de l'envoyer par l'ascenseur à l'appartement de M. Egan, situé au dernier étage. Après sa propre expérience avec la presse, Meg comprenait le désir de l'écrivain de préserver sa vie privée. Un homme qui publiait chaque année un roman à succès, et dont la plupart des livres publiés étaient adaptés pour le cinéma ou la télévision, ne devait guère apprécier les facultés d'indiscrétion des journalistes, sans parler des admirateurs et de tous les curieux brûlant d'envie d'approcher une célébrité. Elle tenta de se rappeler ce qu'elle avait tu sur lui ; ce n'était pas grand-chose. Mais ayant dévoré ses livres, elle pensait pouvoir en déduire certains indices sur sa personnalité. Ses intrigues bien construites étaient de passionnantes histoires d'aventures qui l'avaient tenue en haleine
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jusqu'à la dernière page. Il effectuait, disait-on, des recherches personnelles approfondies, n'hésitant pas à se rendre dans des endroits lointains comme l'Afrique ou les régions polaires. Dans ses livres, la femme jouait Un rôle mineur ; Meg le soupçonnait d'être plutôt sexiste. Peutêtre avait-il tendance à diviser les femmes en catégories bien distinctes. Dansée cas, il devrait la ranger dans celle des intouchables : les articles à son sujet dont elle avait pris connaissance l'associaient généralement à quelque ravissante et languissante créature qui n'avait jamais travaillé un seul jour de sa vie. De toute manière, elle ne croyait pas avoir avec lui les difficultés qui s'étaient parfois présentées au restaurant. La jeune femme se souvenait d'une photo de lui, sur fond de montagnes : l'homme d'action, aux cheveux ébouriffés par le vent. Il avait un visage intelligent, aux traits irréguliers, des yeux sombres dans lesquels dansait un sourire. Sa bouche était fort belle : très masculine, mais avec des lèvres bien modelées, sensuelles. On le devinait sûr de lui, arrogant même, capable dé séduire sans peine une femme qui lui plairait. Meg sursauta, comme les portes de la cabine s'ouvraient. Un petit homme ventripotent, vêtu d'un imperméable étroitement ceinturé, répondit à son coup de sonnette. Elle lui trouva quelque chose de familier, tout en étant certaine de ne l'avoir jamais vu. Apparemment, il savait qui elle était.
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— Entrez, Miss Somers. Elle franchit le seuil d'un pas hésitant. Le regard de l'homme passa par-dessus son épaule. — Je ne me trompais pas, monsieur Egan. —Très bien, Selby. Vous pouvez partir. Là voix était grave, agréable. Meg se retourna en souriant. Mais les yeux sombres qui croisèrent les siens n'exprimaient pas l'ombre d'un sourire, le visage sévère avait une expression glaciale. Lui déplaisait-elle de prime abord, s'interrogea la jeune femme, ou bien tenait-il à impressionner celle qui serait peut-être sa nouvelle secrétaire ? Il ébaucha un signe de tête. — Bonjour, Miss Somers. Vous êtes en avance. Désemparée par cette évidente hostilité, elle répondit nerveusement, trop vite : — Oui... Je... je vous demande pardon. Sans doute étaisje pressée de vous rencontrer, monsieur Egan... On ne fait pas tous les jours la connaissance d'un écrivain célèbre. Il conservait son air impassible. Elle jacassait à tort et à travers, elle en avait conscience, cependant la froideur de cet homme l'intimidait. — Vraiment ? émit-il enfin. Par ici. Miss Somers. Meg le suivit dans le salon, luxueusement meublé mais impersonnel ; la vue sur l'océan qu'on découvrait des fenêtres était magnifique. — Prenez place et parlons.

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Elle s'assit à l'extrême bord du fauteuil. Simon Egan, avec une insolente assurance, s'installa confortablement dans un autre fauteuil, proche du sien. — Vous êtes très compétente, m'a affirmé Mme Rogers. Vous a-t-elle dit pourquoi j'étais ici ? — Vous faites des recherches pour un nouveau roman ? — Oui. Mon prochain livre se passera en Floride. L'ancienne Floride. On trouve de merveilleuses histoires, dans le passé de cet Etat, Mais sans douté le savez-vous déjà ? Il l'observait attentivement, aussi dut-il percevoir la lueur d'intérêt qui naquit dans les yeux de son interlocutrice. Née en Floride, celle-ci connaissait tout de cet Etat : les longues années passées sous la domination espagnole, les aventures des pirates, des contrebandiers, le trafic des esclaves... En outre, un roman historique était une nouveauté, dans l'œuvre de Simon Egan, et elle mourait d'envie d'assister à sa conception. — J'ai besoin de quelqu'un qui transforme mes notes en un matériel sur lequel je puisse travailler, poursuivit l’écrivain. En règle générale, je garde environ deux semaines d'avance sur ma secrétaire et j'ai déjà là-bas une bonne quantité de travail. Il désignait d'un geste le bureau couvert dé papiers, autour d'une machine à écrire. — Croyez-vous pouvoir tenir mon rythme ?

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— Je le pense mais... par contre les horaires ne me conviennent pas, avoua Meg, mal à l'aise. Je ne tiens pas à travailler de nuit... Simon Egan lui sourit sans amabilité. — Ah... J'ai la solution à ce problème. Vous n'avez qu'à loger ici avec moi. J'ai une seconde chambre et j'apprécierais de pouvoir disposer de vous à toute heure. A la vive indignation de la jeune femme, il avait fortement souligné l'expression. Il ajouta : — En même temps, vous n'auriez plus de loyer à payer, ce qui augmenterait d'autant votre salaire. Ça doit être important, pour une femme comme vous, A ces mots, elle sentit la fureur l'envahir. D'un bond, elle fut debout. — Monsieur Egan, commença-t-elle avec colère, il y a un malentendu, j'ai l'impression, sur le « genre de femme » auquel j'appartiens. Vous vous trompez lourdement si vous me croyez prête à tout pour obtenir cet emploi... et le garder. Je gagne ma vie depuis l'âge de dix-sept ans et je n'ai certainement pas besoin de me prostituer pour... Elle s'interrompit net, horrifiée à l'idée qu'elle venait de tout gâcher en perdant son sang-froid. Pourtant, bizarrement, l'écrivain n'avait pas l'air irrité, ni même scandalisé. Il riait ! — Regardez-vous sous votre lit tous les soirs, avant de vous coucher. Miss Somers ? demanda-t-il doucement.

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Elle comprit. Il la soupçonnait d'imaginer, derrière chaque rideau, sous chaque lit, des fantômes, des revenants, des violeurs... Il la prenait pour une vieille fille refoulée qui avait vu une proposition malhonnête là où il n'y en avait pas ! — Vous m'avez proposé de vivre avec vous ! lança-t-elle. — D'occuper la seconde chambre, corrigea-t-il. Et d'économiser ainsi le prix d'un loyer. Est-ce si insultant ? Devant son expression embarrassée, il eut un petit rire. — Allons, Miss Somers, ce n'est pas grave. Quitter cet air accablé, et répondez-moi : voulez-vous oublier cet incident... et consentir à travailler pour moi ? Meg le dévisagea, rencontra un regard indéchiffrable. Malgré sa blessure d'amour-propre, elle hocha lentement la tête. — C'est entendu, monsieur Egan. — Appelez-moi Simon, je vous en prie. Et puis-je vous appeler par votre prénom ? J'ai horreur des cérémonies. Elle acquiesça, et il passa aux conditions de leur accord. Elle commençait à travailler le lendemain matin. Dans l'ascenseur, la jeune femme prit toute la mesure de la subtilité de cet homme. Il l'avait désarmée au moment précis ou elle était sur le point de partir. En avait-il eu conscience ? Oui, elle en était sûre. Il avait suffisamment tenu à sa collaboration pour passer l'éponge sur son accès de fureur. Au regard de son hostilité première, ça n'avait aucun sens. Elle lui avait été antipathique dès le
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début. A en croire Carol, elle était à la fois ennuyeuse et transparente, facile à déchiffrer pour quiconque voulait s'en donner la peine. Avec Simon Egan, elle avait été tendue, mal à l'aise. Avait-il discerné son trouble ? Avait-il voulu lui donner une sorte d'avertissement ? Cette idée la mettait au supplice. Meg était complètement novice, en ce qui concernait les hommes. Elle n'avait jamais eu de temps à consacrer aux habituelles relations entre garçons et filles. Au restaurant, elle avait surpris bien des propos qui lui avaient fourni des connaissances superficielles, mais elle n'avait jamais été tentée de se livrer aux jeux de l'amour. Pierre l'avait protégée, à cause de son âge, au début, et, plus tard, parce qu'il avait lui-même jeté son dévolu sur elle. Elle n'avait aucun moyen de juger un homme comme Simon Egan. Seul la guidait un instinct qui, jusqu'alors, l'avait préservée des erreurs... mais qui, cet après-midi-là, l'avait trompée, songea-t-elle ironiquement. Ce même jour, elle trouva un logement une pièce unique, dans un motel, avec une minuscule cuisine. Ce n'était guère fantastique, néanmoins elle aurait l'avantage d'habiter tout près de l'hôtel de Simon. Meg consacra le reste de la journée à s'installer, à téléphoner à Helen, à faire quelques courses indispensables. Cédant à une impulsion, elle entra dans une librairie pour acheter le tout dernier roman de Simon, Le temps d'un éclair.
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Devant la photo de l'auteur qui illustrait la jaquette, toutes ses appréhensions lui revinrent. Cet homme ne lui inspirait aucune confiance. Pourtant, elle désirait à tout prix travailler pour lui. Ce serait pour elle une expérience inoubliable, et elle pourrait ensuite se consacrer à sa peinture... A son arrivée, le lendemain matin, Simon dormait encore. La tâche de la jeune femme l'attendait, sous forme de feuillets soigneusement rangés près de la machine à écrire. Son employeur apparut peu après midi, pour aller se faire du café dans la cuisine. Il était habillé, rasé de frais. Quand il passa derrière elle, elle respira l'odeur pénétrante de son savon, de son eau de toilette. Un instant plus tard, il revint, tasse en main, souriant nonchalamment à Meg. — Voudriez-vous appeler le restaurant, en bas, pour demander mon petit déjeuner ? Ils connaissent le menu : deux œufs au bacon, des toasts, Un jus de fruit. Et commandez ce qui vous fait envie pour votre déjeuner. — Vous avez dû travailler tard, observa-t-elle. — Oui. Jusqu'à quatre heures du matin. Quand le garçon amena la table roulante, ils firent une pause pour manger et se mirent à bavarder. C'était surtout Simon qui parlait. Meg posait des questions. Il avait travaillé à l'adaptation télévisée de Le temps d'un éclair. Il n'aimait guère, déclara-t-il, « tailler à coups de hache » dans son roman, néanmoins il préférait s'en charger lui– 40 –

même, plutôt que de risquer Un désastre avec quelqu'un d'autre La jeune femme, la veille, avait lu le livre de bout en bout ; elle, était curieuse de savoir comment il parvenait à réduire un roman de cette importance aux mesures d'une émission de trois heures à la télévision. Le lendemain, ils s'attardèrent un peu plus longuement devant leur café. Meg avait commencé de taper le découpage du roman et ils discutèrent des modifications que Simon comptait y apporter. Peu à peu, ils en vinrent à d'autres sujets : ils parlèrent de livres, de pièces de théâtre, de films... de tout, en somme, sauf des malentendus de leur première entrevue. Simon semblait sincèrement désireux de mieux connaître sa secrétaire. A la fin de la deuxième semaine, Meg était éprise de Simon Egan. Elle n'en avait pas conscience, tant l'évolution de ses sentiments avait été subtile. Elle savait seulement qu'elle éprouvait un plaisir enivrant à découvrir un esprit en parfaite harmonie avec le sien, qui l'incitait à réfléchir comme elle ne l'avait pas fait depuis des années. Longtemps, elle avait vécu dans une sorte de vide. A dix-sept ans, il lui avait fallu mettre fin à ses rêves de jeune fille. Elle avait dû renoncer à toute chance de carrière lorsqu'elle avait quitté les Beaux-Arts pour aller travailler avec Pierre. Pour lui, le travail était son dieu ; il en avait fait celui de Meg. Pour toute stimulation intellectuelle elle avait la conversation des serveurs et des serveuses. Chez
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elle, il n'y avait que Carol, dont les propos se limitaient le plus souvent à elle-même à tout ce qui la concernait. Et, brusquement, un monde nouveau s'ouvrait devant la jeune femme. Comme à l'issue d'un long séjour dans le désert, elle en éprouvait une espèce de vertige. Sans bien se rendre compte de ce qui lui arrivait, lentement, sûrement, elle s'attachait à Simon Egan, elle se laissait dangereusement dériver vers un état de totale dépendance. Pas un instant, il ne lui vint à l'esprit qu'elle pourrait devenir amoureuse de son employeur à en perdre la tête. Pourtant, il lui arrivait de mesurer à quel point il lui manquerait. C'était un être fascinant, et elle aurait dû mal à ne pas lui comparer tous les hommes qu'elle pourrait rencontrer... La semaine Suivante, Meg se heurta à la vérité avec toute la violence d'un cheval fou. Lorsqu'elle pénétra dans l'appartement, ce lundi matin, Simon prenait sa douche. D'aussi bonne heure, c'était anormal. Meg feuilleta la liasse de papiers posée près de la machine. Il n'avait rien fait, remarqua-t-elle, depuis le vendredi. La sonnerie du téléphone la fit sursauter. Elle décrocha. Une voix féminine et pétillante de gaieté, s'enquit : — Simon... M. Egan est-il là ? —Pour l'instant, il est sous la douche. — Oh, tant mieux, roucoula l'inconnue. Je me demandais s'il était déjà rentré. Dites-lui que j'ai oublié chez lui
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certains produits de maquillage et qu'il a laissé sa cravate chez moi. Nous pourrons faire l'échange ce soir. Ou plutôt non... ne l'ennuyez pas avec ça. Je reprendrai ce qui m'appartient à ma prochaine visite. « Pourquoi pas ? songea rageusement la jeune femme en raccrochant. Et pourquoi avoir appelé, dans ce cas, sinon pour me faire savoir que vous aviez passé le weekend ensemble ?» Lorsque Simon parut, elle tapait avec acharnement sur son clavier. Sur sa nuque, observa-t-elle. ses cheveux bouclaient légèrement. Encore humides, ils avaient le brillant de l'ébène. Il avait le teint vif, comme si son amie et lui avaient profité au maximum du grand air durant ces deux jours. — Vous n'avez pas beaucoup travaillé, ce. week-end, fitelle. — Non, en effet. Meg avait commandé le petit déjeuner, en entendant couler l'eau dans la douche. Simon s'attaquait maintenant à son repas avec un bel appétit. Il paraissait encore ensommeillé. La nuit avait été dure ! pensa-t-elle, sarcastique. — J'ai un message pour vous, dit-elle d'un ton rogue. Vous pourrez reprendre votre cravate ce soir. — Très bien. II lisait une page fraîchement tapée, la corrigeait au crayon.
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— Vous avez dû être très occupé ? — Oui, plutôt, répondit distraitement Simon. — Vous la connaissez depuis longtemps ? Cette fois, il releva la tête pour la regarder. — Pas très. Pourquoi ? — Simple curiosité. J'ignorais que vous aviez des relations dans cette ville. — Il est facile d'entrer en relations avec une femme comme Cindy... A propos de cette page, reprit-il en lui tendant la feuille, je veux changer le dernier paragraphe. J'ai rédigé les corrections, vous verrez. Ils travaillèrent ensuite en silence. A midi, l'écrivain se leva. — J'ai envie de me dégourdir les jambes. Je vais chercher une pizza. Champignons et poivrons, ça vous va ? — Parfait ? Pour la première fois, Meg se retrouva seule dans l'appartement. Elle en connaissait toutes les pièces, sauf la chambre de Simon, et la curiosité la consumait. Elle mourait d'envie de voir l'endroit où il dormait. La femme de chambre n'était pas encor passée. Le lit était en désordre. Apparemment, Simon avait un sommeil agité. Il avait dû dormir là une partie de la nuit au moins, en dépit des sous-entendus de Cindy. Les draps avaient conservé l'odeur de sa peau. Meg lissa l'oreiller du plat de sa main... — Que faites-vous ici ?
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Avec un cri étouffé, elle fit volte-face. Simon, vaguement menaçant, se dressait sur le seuil. Elle pâlit, émit la première question qui lui vint en tête : — Comment se fait-il que vous soyez si vite de retour ? — J'ai oublié de prendre de l'argent. Les yeux sombres la dévisageaient, mais toute trace de colère les avait déserté. Il paraissait plutôt méditatif. — Je répète : que faites-vous dans ma chambre ? — Je… je… L'esprit de la jeune femme se refusait à fonctionner. Son patron attendait, sans la quitter des yeux ; Elle balbutia : — Cindy... prétendait avoir laissé ici ses produits de maquillage. Je... je les cherchais..; — Dans mon lit ? Une boucle d'oreille, peut-être. Mais des produits de maquillage, certainement pas. Avez-vous regardé dans la salle de bains ? Les joues déjà brûlantes, Meg rougit davantage encore. —- Je... Non. Je vais voir... Comme elle allait passer devant lui, il l'attrapa par le bras, la retint malgré ses efforts affolés pour se dégager. Il demanda d'un ton sévère : — Que faisiez-vous ici ? — Je vous l'ai dit ! —Vous ne m'avez rien dit du tout ! Vous n'étiez pas en quête d'argent, par hasard ? Vous auriez pu espérer trouver mon portefeuille sous l’oreiller. — Comment ? s'exclama-t-elle, stupéfiée.
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Scrutant ses traits, Simon y lut la preuve de son erreur. — Alors, pourquoi ? s'enquit-il brutalement. Deux mains dures encadrèrent le visage de la jeune femme, le tournèrent de force vers le sien. Avec une compréhension naissante, Simon poursuivit lentement : — Vous vouliez savoir si Cindy avait dormi avec moi, la nuit dernière. C'est cela, n'est-ce pas ? Chantage, Miss Somers, ou... jalousie ? — Chantage ? répéta Meg stupidement. Non ! — J'en conclus donc qu'il s'agit de jalousie. Elle vit naître dans ses yeux une lueur d'amusement malicieux. Elle était au supplice. — J'ai vu juste, pas vrai ? insista-t-il méchamment. Vous êtes jalouse... ce qui signifie que je vous inspire un certain intérêt. Aurais-je enfin réussi à atteindre votre cœur ? — Je vous en prie ! Elle cherchait frénétiquement à se libérer. — Je... j'ai eu tort d'entrer ici, mais je vous en supplie, lâchez-moi ! Doucement, il l'attira entre ses bras. — Non, vous n'ayez pas eu tort le moins du monde. En fait, vous avez sans doute bien réagi pour la première fois depuis votre arrivée. Vous m'intriguiez, Miss Somers. Je vous voyais chaque jour assise devant votre machine, vos longues et jolies jambes bien serrées sous le bureau, vos belles lèvres rouges si tentantes... Depuis notre première
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rencontre, vous n'avez cessé d'émettre des signaux contradictoires auxquels je ne comprenais rien. J'ai maintenant l'impression d'être un homme qui vient de retrouver son chemin après s'être égaré. En fin de compte, je ne m'étais pas trompé sur vous, n'est-ce pas ? Simon baissa la tête, lui effleura la bouche de ses lèvres. Le contact était léger, néanmoins il suffit à faire monter elle une flamme dévorante. Elle gémit doucement, et il murmura, dans un rire bas : — Qu'y a-t-il, mon cœur ? Meg frissonna, saisie d'un profond mépris pour ellemême, pour la transparence de ses réactions. Oh, il connaissait fort bien les femmes ! Mais elle n'avait rien d'une Cindy... Elle se remit à lutter de toutes ses forces. Son compagnon la serra plus étroitement contre lui. Ses lèvres, cette fois, se firent dures, exigeantes. Il força la bouche de la jeune femme, l'explorant avec une sensualité qui l'étourdit de désir. Les mains de Simon caressaient tout son corps avec habileté, accélérant la course de son sang. Elle gardait tout juste assez de sang-froid pour demeurer immobile : lui résister maintenant serait précipiter le dénouement qu'elle voulait éviter à tout prix. Soudain, pour la première fois de sa vie, Meg sentit la main d'un homme, les lèvres d'Un homme sur son sein dénudé. Le choc du plaisir engendré par ce contact inattendu se traduisit par un long frisson qui la secoua de la tête aux pieds. Simon la regarda. Elle avait fermé les yeux. Les longs cils
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frémissaient sur les joues pâles, les larmes filtraient entre les paupières. II fit pleuvoir sur son visage une ondée de baisers légers. — Tu es si belle, chuchota-t-il. Quand il l'embrassa, la bouche de Meg s'accrocha à la sienne avec une inconsciente tendresse. — Passe tes bras autour de moi, murmura-t-il encore. En un mouvement hésitant, elle leva les bras, les noua sur son cou. Ses doigts avides s'enfouirent dans la sombre chevelure, avant de suivre, avec une sorte d'émerveillement, les contours de ses pommettes, de ses lèvres. Simon reprit lentement son souffle. Ses yeux brûlants sondaient ceux de la jeune femme. Vaguement, elle se sentit soulevée, emportée. Elle ne protesta pas : le plaisir lui faisait perdre la tête. Elle voulait ignorer qu'elle se trouvait dangereusement proche du point de non-retour. Il la déposa sur le lit, et la tête de Meg tomba en arrière sur l'oreiller. Une senteur de shampooing montra jusqu'à ses narines, mêlée à l'arôme d'un parfum coûteux. Elle se figea. Il fut prompt à percevoir son désarroi. — Qu'y a-t-il ? Elle le contempla froidement. — Laissez-moi, Simon. J'ai commis une erreur, voilà tout. — Ah non, il n'est pas question de faire marche arrière !
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— J'ai changé d'avis ! cria Meg avec désespoir. Vous ne prendriez pas une femme de force, n'est-ce pas ? A son tour, le regard de Simon se durcit. — Certainement pas, fit-il dédaigneusement. Je ne souhaite guère me retrouver accusé de viol... La jeune femme s'empourpra. — Vous avez le droit d'être furieux, mais pas celui de me lancer une telle accusation ! C'est seulement... Je ne veux pas d'un lit qui garde l'odeur d'une autre. — Je vous désire, déclara son compagnon d'une voix impersonnelle. Que dois-je faire pour que vous acceptiez de partager mon lit ? — Rien ! Bien que vous ayez une piètre opinion de moi, je ne couche pas avec n'importe qui ! — Moi non plus, rétorqua Simon. J'ai passé l'âge de prendre plaisir aux aventures d'une seule nuit. Vous resteriez avec moi durant mon séjour en Floride. — Vous ne comprenez pas, commenta Meg d'un ton las. Je ne veux pas d'amants. A regret, il se redressa. — Parleriez-vous de mariage ? questionna-t-il, sarcastique. Elle eut un mouvement de recul puis lança non sans un certain défi : — Que reprochez-vous au mariage ?... Mais je ne vous propose pas de m'épouser, ajouta-t-elle, les yeux baissés.

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— Moi non plus ! Juste ciel, vous ne manquez pas d'ambition ! s'exclama-t-il avec un rire grinçant. Il ramassa sa robe, la lui jeta. — Rhabillez-vous et remettez-vous au travail. Je vais manger la pizza en question. Je vous suggère de commander votre déjeuner en bas, comme d'habitude. Hâtivement, Meg remit sa robe. Elle avait dépassé le stade de l'embarras, et même celui de l'humiliation devant le mépris amusé de Simon. Elle éprouvait seulement une sorte d'engourdissement, le désir de se fondre dans le décor. Avant de partir, il s'arrêta devant son bureau. — Je ne rentrerai pas de la journée. Quand vous aurez fini de taper ce que vous avez là, vous pourrez partir. La jeune femme répondit d'un signe de tête sans cesser de travailler. Elle avait tout gâché en s'aventurant stupidement dans sa chambre, puis en succombant presque à ses caresses. Il l'avait soupçonnée de vouloir le voler, le faire chanter, l'accuser de viol, et elle ne pouvait l'en blâmer ! Et cette remarque ridicule à propos du mariage ! Pour les femmes, à l'heure actuelle, tout homme qui cherchait à les mettre dans son lit n'avait pas automatiquement l'intention de les épouser ! C'était une philosophie qui datait de l'époque de sa grand-mère ! Immobile devant sa machine, Meg ne songeait même plus à commander son déjeuner. Elle avait envie de courir, se réfugier à une bonne centaine de kilomètres de là. Mais,
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en même temps, elle n'acceptait pas l'idée de renoncer à cet emploi. Elle devrait tenir le plus longtemps possible, pour continuer à voir Simon. Il lui était devenu aussi nécessaire que Pair qu'elle respirait. Il fallait absolument qu'il révise son opinion à son sujet. Meg était prête à tout mettre en œuvre pour repartir du bon pied dans ses relations avec lui...

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3.
Le dimanche suivant, le temps froid et venteux donnait un avant-goût de l'hiver dans cette ville du nord de la Floride. Vêtue d'un jean et d'un pull-over rouge vif, Meg se dirigea vers la plage, munie de son carnet de croquis. Elle eut bientôt les cheveux emmêlés, mais à l'abri des dunes, il ne faisait pas froid. Installée sur le sable, elle s'absorba dans l'esquisse de deux mouettes qui se battaient pour un emballage de bonbons. — Bonjour ! Que faites-vous là ? Elle leva la tête. Simon, penché sur elle, examinait son dessin. Il était en short et gros pull-over. — C'est bon, dit-il. Il s'accroupit près de la jeune femme, et sa cuisse nue frôla un instant la jambe de Meg. Elle en fut troublée. Elle se rappelait la semaine écoulée où, plusieurs fois, en arrivant le matin, elle avait trouvé Simon dans la cuisine, en train de boire une tasse de café, uniquement vêtu de son peignoir de bain... — Oui, vous avez du talent, reprit-il en feuilletant le bloc. Pourquoi diable travaillez-vous pour moi au lieu de le mettre à profit ? — Je dois vivre, fit Meg d'un ton léger.
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— Ne me racontez pas d'histoires ! Votre talent suffirait à vous faire vivre. Je ne veux pas vous entendre le rabaisser. — Ce n'était pas mon intention ! protesta-t-elle. Un jour, je me consacrerai à la peinture, mais pour l'instant, il me faut gagner un peu d'argent pour pouvoir ensuite suivre des cours. — Alors, pourquoi avoir perdu du temps et de l'argent dans une école commerciale ? — C'est une longue histoire, répondit-elle avec humeur. Il serait impossible, elle le savait, d'exposer sa logique à Simon. Sa belle-mère lui avait donné des habitudes d'économie, lui avait appris la folie de mettre tous ses œufs dans le même panier, inculqué la sagesse d'avoir un autre métier si elle ne parvenait pas à vivre de son art. — En d'autres termes, commenta Simon, cynique, le monde des affaires rapporte davantage. — Mais pas du tout ! s'écria Meg avec indignation. C'est... c'est difficile à expliquer... II ne l'écoutait plus. — Et ça, c'est quoi ? demanda-t-il. Elle se pencha pardessus son épaule, vit ce qu'il regardait. Elle avait dessiné quelques scènes tirées du livre qu'il écrivait. C'était un drame historique, aussi avait-elle représenté quelques aspects de la Floride du temps passé. Il y avait un voilier, un fort construit en bois, une grève absolument déserte, avec ses palmiers et ses dunes.
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— Je pensais à votre livre, l'autre soir... — C'est précisément ce que j'avais en tête. Simon la dévisagea pensivement, avant de lui tendre la main. — Voyons de quoi vous êtes capable quand vous n'avez pas à recourir à votre imagination. Il y a près d'ici un vieux pont. J'aimerais en avoir un croquis. Meg se leva vivement, heureuse de cette occasion de rétablir entre eux des relations cordiales. La situation avait été plutôt tendue, cette dernière semaine, et par sa propre faute, se disait la jeune femme. A son grand soulagement, son patron rie l'avait pas mise à la porte. Il semblait avoir oublié l'incident. En fait, il ne lui manifestait guère d'intérêt... Meg, en revanche, ne pouvait le regarder sans se souvenir des baisers passionnés qu'ils avaient échangés, des caresses dont il avait couvert son corps à demi nu. Si, apparemment, l'incident avait été insignifiant pour Simon, il avait eu pour elle une importance capitale. Elle ignorait encore si elle était amoureuse de lui, mais de toutes les fibres de son être, elle avait conscience de sa présence. Elle désirait désespérément retrouver son amitié, et c'était là un bon début. Ce fut pour elle un bonheur de parcourir avec lui la campagne, de dessiner sur ses indications, puis, un peu plus tard, de composer un pique-nique à partir de leurs achats dans une petite boutique du bord de mer. Quand Simon arrêta enfin la voiture dans le parc de stationne– 54 –

ment de son modeste motel, sa cordialité donna à Meg le courage de demander timidement : — Aimeriez-vous dîner avec moi, ce soir ? Ce sera simplement un plat de spaghetti, ajouta-t-elle. Après avoir posé sur elle un sombre regard pensif, son compagnon lui sourit. — Pourquoi pas ? C'était là un événement, et tout devait être parfait. Pendant qu'il examinait le studio, Meg fit cuire les pâtes et réchauffa la sauce préparée la veille. Elle se félicitait d'avoir rangé sa chambre avant de partir, ce matin-là. Pour rendre la pièce un peu plus agréable, elle avait repoussé le lit contre le mur, y avait jeté des coussins de couleurs vives, afin de lui donner l'aspect d'un canapé. Pour les fauteuils recouverts de plastique usé, elle avait eu recours à d'autres coussins et à une couverture tricotée par sa mère. Des photos partageaient le dessus de la commode avec un pot à confiture empli de chrysanthèmes jaunes. Simon prit le double cadre que la jeune femme avait réservé à son père et à sa mère ; il se mit à poser des questions. Elle se surprit à lui répondre en toute confiance, tout en préparant la salade et les croûtons aillés. Elle parla de la mort de sa mère, du second mariage de son père, de l'affection réciproque entre elle et sa belle-mère. — C'est elle, sans doute, ici ? Et la petite fille est votre demi-sœur ?
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Il lui montrait la photo d'Alice et de Carol, prise à l'époque où la fillette avait onze ans. — Oui. — Quel âge a-t-elle maintenant ? —Dix-huit ans... Elle... vit à Miami. — Chez des parents ? — Non. Elle n'en avait aucun. Simon dut percevoir sa répugnance, mais il insista néanmoins : — Est-elle toujours aussi jolie ? — Oui. — Que fait-elle ? Des études ? Ou bien travaille-t-elle ? Peut-être, est-elle mariée ? — Je n'en sais rien. — N'êtes-vous pas restées en contact, toutes les deux ? C'est encore presque une enfant, et, à moins… — Non, nous ne sommes pas restées en contact! La dernière fois que je l'ai vue, elle partait vivre avec un homme. Satisfait ? Meg posa bruyamment les assiettes sur la table. — Carol est parfaitement capable de se débrouiller seule ! Elle n'a aucun besoin de moi, je vous l'assure ! D'ailleurs, c'est mon affaire, n'est-ce pas ? — Oui, vous avez raison. Excusez-moi. D'un air indifférent, il prit sa fourchette. Elle s'était mise dans son tort, se dit Meg. Elle tenta une explication, d'une voix hésitante :
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— Ce n’est pas parce que je n'éprouve... je n'éprouvais... aucune affection pour elle. Mais Carol... — Vous n'avez pas à me parler d'elle, si cela vous ennuie. Ceci vous regarde, nous en sommes tombés d'accord. Alors changeons de sujet, voulez-vous ? Il eût été stupide d'insister. Pourtant, Meg espérait avoir bientôt l'occasion de lui dire ce qui s'était passé avec Carol. Elle tenait à la bonne opinion de Simon à son égard et elle déplorait que Carol — toujours elle ! — fût venue s'interposer entre eux. En partant, il se pencha pour lui accorder un chaste baiser. Oubliant son orgueil, elle s'accrocha passionnément à lui. L'espace d'un instant, l'écrivain put lire sur son visage les émotions qui faisaient rage en elle : l'amour, le désir, la prière... Une lueur de compréhension naquit dans ses yeux. — Je vais à Saint Augustin, demain, annonça-t-il. Aimeriez-vous m'accompagner ? Meg s'aperçut qu'elle s'était trahie. Elle savait ce qu'entraînerait son acceptation : ils partageraient le même lit. — Je souhaiterais avoir vos impressions sur le vieux fort, ajouta Simon. Naturellement, je prendrais tous vos frais à ma charge. — Je serais enchantée de dessiner le fort ! déclara la jeune femme en rougissant. Elle avait bel et bien accepté sa proposition, se dit-elle. Il était trop tard pour changer d'avis... Après son départ,
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force lui fut d'affronter la vérité : elle était amoureuse de Simon. Or Simon ne l'aimait pas. Une liaison entre eux aurait forcément une fin, cependant elle se résignait à cette idée. Elle éprouvait déjà toute la souffrance de la rupture, toutefois elle tenait là sa dernière chance de l'aimer. Si elle la saisissait pas, elle le regretterait toute sa vie... Le lendemain, ils roulaient vers le sud, sur la route de la côte. Simon s'enquit : — Vous êtes déjà allée à Saint Augustin ? — Non, jamais. Meg lui sourit. Ses yeux, au soleil, étaient plus verts encore. Toutes ses incertitudes s'étaient évanouies. Elle s'endormirait, ce soir-là, avec celui qu'elle aimait, et, le lendemain, elle s'éveillerait près de lui. Le reste était sans importance. Ils s'arrêtèrent à chacune des attractions touristiques qui se présentaient, y compris les inévitables baraqués qui vendaient des souvenirs de pacotille. Ils firent un pari : ils devaient dénicher l'objet le plus vulgaire. Meg choisit un alligator en matière plastique au ventre incrusté d'une pendulette, mais elle dut s'avouer vaincue quand Simon exhiba un cabinet d'aisance en miniature, avec un alligator perché sur le siège. Elle s'acquitta de sa dette en payant le déjeuner au bar tout proche. Simon commanda un hot-dog garni. Les garnitures étaient au nombre de quinze ; il en choisit douze et une fois servi, fut incapable d'ouvrir suffi– 58 –

samment la bouche pour y mordre. Du coup, la jeune femme dut réparer les dégâts à grand renfort de serviettes en papier, non sans éclater d'un rire irrépressible. Lorsqu'ils arrivèrent à l'hôtel, ils avaient l'air de deux gamins qui viennent de commettre les pires bêtises. Meg suivit son compagnon à l'intérieur. A la réception, Simon demanda deux chambres contiguës. Parvenu devant celle de Meg, il fixa avec elle l'emploi du temps de la soirée, avant de la quitter. Elle ne s'était pas attendue à cela. Ne lui avait-elle pas fait clairement comprendre son point de vue ? De toute évidence, il avait l'intention d'attendre à plus tard pour la séduire... Elle s'était acheté une robe, tout spécialement pour cette soirée. Dans la boutique, le modèle de couleur noire et de forme simple, avait paru plutôt insignifiant. Mais la vendeuse l'avait vivement engagée à l'essayer. Meg mit des pendants d'oreilles en cristal de roche et laissa ses cheveux libres sur ses épaules. La robe contrastait de façon frappante avec sa peau blanche, sa chevelure flamboyante. Le décolleté révélait la naissance de ses seins ; la jupe ondoyante mettait en valeur ses longues jambes fines. Pour la première fois, elle se maquilla les yeux pour en accentuer la teinte émeraude, colora ses lèvres d'un rouge givré assorti à son vernis à ongles. Une veste courte accompagnait la robe, pour la rendre plus discrète, mais la jeune femme

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la garda sur le bras : elle voulait guetter la première réaction de Simon, En sortant de l'ascenseur, elle l'aperçut à la réception ; il s'entretenait avec le directeur. Il portait une veste de cuir fin, une chemise couleur bruyère. Il attirait l'attention de bon nombre de femmes, constata-t-elle ironiquement, sans se rendre compte qu'elle-même avait sa part de regards masculins. Meg le voyait pour la première fois parmi d'autres personnes, et elle prit conscience de l'aura qui lui était propre : une aura de pouvoir, de succès. Ses traits étaient trop irréguliers pour lui conférer une véritable beauté, cependant il possédait cette superbe assurance qui se traduisait par un air d'autorité naturelle. Meg se rendit compte de sa folie : comment pouvait-elle rêver d'un avenir avec un tel homme ? Pour chasser cette pensée, elle s'avança vivement. Il dut percevoir sa présence, car il se retourna aussitôt vers elle. — Je vous ai fait attendre, dit-elle, un peu haletante. Je suis désolée. Il l'enveloppait d'un regard impersonnel. — Ça en valait la peine, vous êtes ravissante. Je vous découvre enfin, ce soir... J'étais habitué à l'image de cette gamine en jeans, qui ne correspond pas du tout à votre personnalité. — Cette gamine en jeans me représente parfaitement bien, affirma Meg avec un lent sourire. Mais n'importe
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quelle femme apprécie, de temps à autre, de jouer les élégantes... — Certaines plus que d'autres, sûrement, commenta Simon. Et pourquoi pas, après tout ? Le résultat est des plus satisfaisants... Son cynisme était inquiétant. La jeune femme préféra l'ignorer. Très vite, le ton de la soirée devint celui d'un flirt léger. Meg acquit sans tarder une certitude : Simon n'avait pas l'intention de lui faire l'amour ce soir-là. Elle en fut déconcertée. S'était-elle donc entièrement trompée sur la situation ? Ils dînèrent dans un restaurant de fruits de mer, à courte distance de leur hôtel. Us voyaient par la fenêtre les lumières du vieux fort, le Castillo de San Marcos, qui dominait le paysage de Saint Augustin. Après le repas, au lieu de se rendre au salon de l'hôtel, où l'on dansait au son d'un orchestre, Simon préféra le cocktail-bar et son pianiste. Lorsque sa compagne eut terminé son verre, il lui suggéra de ne pas se coucher trop tard. Elle le laissa devant un second cognac, en conversation avec le barman. Le lendemain, elle était particulièrement nerveuse. Ils visitèrent le fort, et elle fit quelques esquisses. Ils se promenèrent ensuite dans San Augustin Antiquo, l'ancien village restauré dans toute sa vérité historique. Là, derrière les piliers de la vieille porte s'ouvrait Saint Georges Street, la première rue de la cité la plus ancienne du Nouveau Monde. Elle gardait une atmosphère totalement espa– 61 –

gnole, avec sa chaussée pavée et ses balcons en saillie, débordants de fleurs. Meg s'efforça de l'imaginer aux premiers temps de son existence, à l'époque où un continent redoutable s'étendait par-delà les forêts toutes proches. Ce soir-là, ils se rendirent dans une auberge tout particulièrement recommandée dans les guides. Pierre Frontand lui-même aurait eu du mal à Surpasser le cuisinier de l'établissement. Au dessert, Simon choisit, après un morceau de Brie, une part de tarte aux pommes et du raisin, tandis que Meg succombait à l'attrait du soufflé Amaretto. Il la regarda avec indulgence savourer la dernière parcelle du mets savoureux et proposa ensuite un alcool avec leur café. La jeune femme se sentait un peu étourdie. Lorsqu'ils sortirent, l'air frais du soir fouetta ses joues brûlantes. Soudain, elle trébucha et poussa un petit cri en s'accrochant au bras de Simon. En riant, il l'aida à s'installer dans la voiture, puis se mit au volant. — Ce dernier verre était une erreur, je le crains, mais vous êtes en parfaite sécurité avec moi. Pour preuve, il se pencha vers elle, déposa un baiser léger sur sa bouche. — C'est bien ce que je redoute, murmura Meg. Aussitôt, elle se mordilla lés lèvres. Pourquoi avait-elle dit cela ? — Rappelez-moi de vous prendre au mot quand nous serons de retour à l'hôtel, commenta-t-il dans un sourire.
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Elle fut saisie d'une inquiétude mêlée d'espoir. Dans l'ascenseur, Simon l'entoura de ses bras, l'embrassa longuement, langoureusement. Avec une passion grandissante, ses lèvres explorèrent le visage de sa compagne, revinrent à sa bouche. Prise de vertige, celle-ci lui rendait ses baisers avec toute l'ardeur dont elle était capable. La cabine s'immobilisa. Tremblante d'émotion, Meg pouvait à peine marcher. Il la soutint jusqu'à la porte de sa chambre, l'embrassa de nouveau en lui caressant tout le corps. Bientôt, le contact de ses mains devint pour elle une véritable torture. — Délicieuse, chuchota Simon d'une voix sourde. Il avait ouvert la porte de la chambre et la poussait à l'intérieur. Mais, dès qu'elle en eut franchi le seuil, il se dégagea des bras qui voulaient le retenir. Lui tapotant la joue, il murmura d'un ton moqueur : — Vous allez avoir mal à la tête, demain matin. Si, pendant la nuit, vous ayez besoin de moi — ou d'un comprimé d'aspirine — vous savez où me trouver. Sur ce, il referma la porte. Meg resta figée sur place. Son corps était lourd de désir, son esprit confus, mais, par-dessus tout, elle se sentait malade de déception. Elle perçut un sourd gémissement, s'aperçut qu'il venait d'elle-même. Elle fit un mouvement pour rejoindre Simon, s'arrêta net en apercevant sa propre image dans la grande glace qui recouvrait la porte de la salle de bains.
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Le miroir reflétait le corps et le visage d'une inconnue. La jeune femme s'examina d'un air hébété. Elle avait le teint empourpré, les yeux assombris de passion, les lèvres gonflées. Ses cheveux retombaient en désordre sur son sein dénudé. Brusquement, elle se sentit parfaitement dégrisée. Avait-elle été vraiment sur le point de rejoindre Simon dans sa chambre ? Elle avait l'allure d'une prostituée !... Elle se rappela son image dans ce même miroir, trois heures plus tôt, et frissonna. Etait-elle donc tombée assez bas pour supplier un homme de lui faire l'amour ? Sa bouche se tordit en une grimace de mépris pour ellemême. Voulait-elle donc apprendre, pour la première fois, ce qu'était la possession dans cet état dégradant... à moitié ivre, totalement abandonnée, prête à toutes les humiliations ? Non ! Elle ferma les yeux. Dieu merci, elle s'était ressaisie à temps ! Simon devait avoir eu pleinement conscience de son désir. Pourtant, il n'était pas resté avec elle. Elle ignorait pourquoi il avait décidé de lui laisser l'initiative mais elle ne pouvait se résoudre à la prendre. Si elle était allée le retrouver, l'aurait-il repoussée ? Peut-être pas, toutefois, il l'aurait faite sienne sans le moindre respect. Meg rassembla les derniers lambeaux de son orgueil et passa dans la salle de bains. Une douche froide semblait, tout indiquée, se dit-elle ironiquement. Au moins à titre de pénitence...
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Le lendemain, elle se tenait devant le buffet du petit déjeuner quand Simon la rejoignit. Il paraissait las. Elle se demanda sil l'avait attendue tard dans la nuit. Dans ce cas, pourquoi Pavait-il quittée ? Par esprit de vengeance ? Non, elle ne le croyait pas assez mesquin pour vouloir se venger du jour où elle l'avait éconduit. Pourtant, l'idée était troublante ; pendant que la serveuse versait leur café, Meg se surprit à examiner le visage aux traits tirés. — Au fait, déclara Simon une fois à table, je rentre à Jacksonville après le petit déjeuner: J'y prendrai le premier vol de l'après-midi pour Denver. Sous le choc, Meg garda le silence. Etait-ce un adieu ? L'avait-elle amené, par son orgueil, à décider de la quitter ? Elle s'éclaircit la voix. — Pourquoi Denver ? s'enquit-elle faiblement. — C'est là que je vis, rétorqua-t-il. Il leva les yeux, posa sur le visage blême un regard étrangement pénétrant. — Vous reviendrez ? murmura Meg. Elle avait cessé de manger, incapable d'avaler une bouchée de plus à cette nouvelle. — Je n'en sais rien, répondit abruptement Simon. Ça dépend de bien de choses... Désirez-vous me voir revenir ? questionna-t-il doucement. Elle rougit, renonça à toute retenue. — Oui. Je vous en prie.

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— Je reviendrais peut-être... si j'étais sûr que vous y teniez. Sous la souffrance, la jeune ferma les yeux. — Que puis-je faire pour vous le prouver ? — Je trouverai bien quelque chose, fit-il en souriant. Et il n'y manquerait pas, à n'en pas douter ! — Oui, reprit-il en lui caressant négligemment la joue, j'ai à faire au Colorado, mais je reviendrai. Prenez des vacances, en mon absence et attendez-moi. Ce fut là son adieu. Il ne voulut pas lui permettre de l'accompagner à l'aéroport. Il lui laissa la clé de son appartement à l'hôtel et le chèque de ses appointements pour le mois à venir. Meg y vit un bon présage. Il reviendrait... Durant le mois qui suivit, elle s'accrocha à cette conviction. Puisqu'elle n'avait rien à faire, elle se contraignait à meubler ses journées d'activités diverses. Elle s'inscrivit à des cours de peinture, alla plusieurs fois au cinéma avec d'autres étudiantes. Elle dessinait, des portraits de Simon, surtout. Elle dînait parfois avec Helen. Et, chaque jour, elle attendait un signe de son employeur, n'ayant aucun moyen d'entrer en contact avec lui. Dans l'agitation du départ, elle avait oublié de lui demander son adresse. Vers la fin novembre, Meg commença de perdre espoir. Bientôt, ce serait Noël, or elle imaginait mal que Simon pût revenir en Floride à cette époque. Il neigeait dans le Colorado, annonçaient les bulletins météorologiques, et il
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aimait skier, lui avait-il dit un jour. Elle le voyait très bien sur les pentes d'Aspen, en compagnie d'une jolie blonde. Une jeune femme rencontrée dans un chalet, avec laquelle il partagerait son lit pour un week-end ; lorsqu'ils se sépareraient, ce serait sans regret d'un côté ni de l'autre... Il n'avait aucune raison, évidemment, de vouloir retrouver Meg. D'instinct, il avait compris qu'elle serait pour lui encombrante, Meg le savait. Une fille à l'ancienne mode, qui n'accepterait de gaieté de cœur aucune séparation... Voilà pourquoi il avait esquivé le dénouement, lors de ces derniers jours passés ensemble. Avec un calme désespoir, Meg en vint à affronter la situation. Non, il ne reviendrait pas. Elle avait dîné avec Helen et rentrait chez elle, lorsqu'elle entendit sonner le téléphone. S'élançant à travers la pièce dans l'obscurité, elle se cogna la jambe contre un fauteuil. — Allô ! fit-elle, hors d'haleine. — Où étiez-vous ? Elle se laissa tomber au bord du lit inondée de joie. — Que se passe-t-il ? interrogea Simon comme elle demeurait silencieuse. — Quand revenez-vous ? émit enfin la jeune femme. — Vous avez envie de me revoir ? — Vous le savez bien, avoua-t-elle. — Tant mieux, parce que... je suis là !

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— Ici ? A Jacksonville ? s'écria Meg. Depuis quand ? Allez-vous rester ? — Pas si vite ! protesta son interlocuteur en fiant. Je vous apprendrai tout cela demain. Mais où étiez-vous ? Il est plus de dix heures ! — J'ai dîné avec Helen. Mme Rogers... — Ça, c'est permis, commenta-t-il gravement. A demain matin, ajouta-t-il avant de raccrocher. A son arrivée, le lendemain, Simon la serra dans ses bras, sans toutefois l'embrasser. Il avait perdu un peu de son hâle, constata Meg. Pourtant, il avait fait du ski, lui dit-il. Mais pas à Aspen... — Pourquoi Aspen, d'ailleurs ? demanda-t-il, amusé. Vous aimeriez y aller ! — Oh non ! — Tant pis, répliqua Simon bizarrement. Il quittait la Floride, lui annonça-t-il. Il était simplement revenu pour assurer le transport de ses affaires. Dans deux jours, il retournerait au Colorado, où il passerait l'hiver à écrire son livre. Meg l'écoutait en silence, les mains étroitement jointes sur ses genoux, sans rien montrer de sa souffrance, de son désir. Il s'en, allait... Sans répit, les mêmes mots lui martelaient le cerveau. Soudain, comme la lumière au bout d'un tunnel, la solution lui apparut. Elle partirait avec lui. Elle ne voulait plus s'accorder le luxe d'un faux orgueil. Même s'il fallait prier, supplier, user d'artifice, elle partirait avec
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lui. Elle promettrait de ne pas faire de scène quand tout serait fini. Lorsqu'il serait sur le point de disparaître vers des lieux inconnus, elle lui dirait adieu avec le sourire. Et ils travaillaient bien ensemble, il le savait déjà. Or il lui faudrait bien une secrétaire ! Si elle gardait son sang-froid, si elle évitait les démonstrations d'émotion, il accepterait peut-être sa compagnie... — Vous n'avez pas besoin d'une bonne assistante ? questionna-t-elle d'un ton léger. — Non, lâcha Simon du but en blanc. — Je vois... Alors, peut-être d'une cuisinière ? Ou d'une maîtresse ? Une maîtresse qui s'engagerait à répondre à vos désirs, à ne pas vous encombrer, à partir sans protester quand vous la renverriez ? Simon la dévisagea avec curiosité. — Vous vous proposez pour l'emploi ? — Oui, acquiesça Meg, les yeux brillants d'espoir. — Vous n'étiez pas dans ces dispositions-là, à Saint Augustin. J'ai attendu, cette nuit-là, de vous entendre frapper à ma porte pour demander un comprimé d'aspirine, expliqua-t-il en souriant. Mais vous avez sagement gardé votre chambre. Pourquoi ce revirement ? — Oh, je n'en sais trop rien. Sans doute suis-je tombée amoureuse de vous, lança la jeune femme avec une feinte insouciance. Loin des yeux, près du cœur ! — Oui, je comprends, fit Simon d'un air sombre. Je suis tombé amoureux, moi aussi.
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Les yeux élargis, elle le regarda, incrédule. Il lui sourit soudain de toutes ses dents, et Meg se sentit fondre. — Petite sotte ! Vous ne savez donc pas reconnaître une demande en mariage ? — Vous... vous me demandez de vous épouser ? Se penchant vers elle, il l'embrassa tendrement. — Vous aviez bien dû remarquer que je m'étais épris de vous ? dit-il doucement. Meg lui jeta les bras autour du cou. — Non, non, pas du tout ! Mais êtes-vous sûr de vous ? Je ne rêve pas, n'est-ce pas ? Simon souleva délicatement la tête blottie au creux de son épaule. — Ne soyez pas idiote, ma très chère Meg. Vous avez certainement eu des soupçons, quand j'ai abandonné tout effort pour vous attirer dans mon lit, quand je suis parti ? Je tenais à m'éloigner. Je voulais voir la situation sous son véritable jour, acquérir la certitude que j'étais bel et bien amoureux de vous. J'ai toutes les raisons de vous demander d'être ma femme... mais je ne suis pas facile à vivre, croyez-moi. Elle lui sourit, folle de joie, incapable de rien entendre, sinon le bonheur qui chantait en son cœur. — Je n'ai aucune inquiétude, affirma-t-elle gaiement. — Même si je me plonge dans mon travail sans montrer le bout de mon nez durant des jours ? s'enquit son compagnon d'un ton taquin.
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— Même alors... — Et ça ne vous ennuiera pas de vous charger du ménage et de la cuisine ? J'ai horreur de voir des domestiques circuler chez moi. Meg s'écarta de lui pour le regarder dans les yeux. — N'avez-vous rien de plus grave à m'opposer, monsieur Egan ? questionna-t-elle, espiègle. — Non, émit Simon avec un étrange sourire. Cependant, si vous m'en laissez le temps, je trouverai pire. — En attendant, vous ne m'en voudrez pas si je vous épouse ? — Mais, Miss Somers, vous ne m'avez pas encore dit « oui ». J'aimerais avoir une réponse dans les formes, s'il vous plaît. — Oui, oui, oui ! s'écria Meg en ponctuant chaque mot d'un baiser. Mille fois oui ! Oh, je vais adorer le Colorado ! Je l'aime déjà ! L'écrivain pouvait à bon droit s'étonner d'une telle transformation, chez la jeune femme. Elle devenait sous ses yeux une personne nouvelle, taquine, provocante, pétillante de joie. Elle finit pourtant par se calmer et l'écouta expliquer pourquoi il tenait à repartir tout de suite pour Denver. Ils passeraient leur lune de miel dans le chalet de ses grands-parents, au sommet d'une montagne, et ils devraient s'y installer avant l'arrivée de la neige. Làbas, promit-il, il lui apprendrait à skier. Il possédait une

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maison à Denver, mais, à son avis, une résidence perchée sur les cimes était plus romantique. — Mmm, murmura Meg. J'espère qu'il va neiger, neiger, neiger, et que nous n'aurons plus jamais besoin de redescendre de cette montagne. — Vraiment ? lança Simon avec un lent sourire. Tant mieux, car j'ai tout fait pour cela, ces dernières semaines, une fois ma décision prise. Je me suis arrangé pour équiper le chalet d'un congélateur, d'une machine à laver, et j'ai fait réviser le calorifère. — Et si j'avais dit « non »? — Dans ce cas, j'aurais passé l'hiver là-bas, à travailler seul tout en pansant mes plaies. Mais ce n'est pas non ? — Pas de danger ! s'exclama Meg avec fougue. C'est drôle, je vous avais imaginé sur les pentes d'Aspen en compagnie d'une jolie femme... — Vous et votre Aspen ! commenta-t-il en riant. La seule femme que je désire est ici-même. Je n'aurais pas renoncé pour n'importe qui à ma vie de célibataire, croyezmoi. Retrouvant sa gravité, elle leva vers lui un regard timide. — Vous n'êtes pas obligé de m'épouser, souligna-t-elle. Vous auriez pu me séduire sans me promettre le mariage, vous le savez bien, n'est-ce pas ? Je ne vous l'ai pas caché. Je n'en ai pas honte... je ne pouvais pas m'en empêcher. Simon la dévisageait avec un curieux sourire.
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— Ça nous arrive à tous, fit-il doucement. Non, ma chérie : je tiens à vous épouser. Mes plans sont faits... — Ils peuvent être modifiés. — Vous battez en retraite ? Et moi qui ai déjà demandé la licence de mariage ! Et accumulé des provisions... Et... — Très bien, très bien ! Mais, Simon, je n'ai rien à me mettre qui convienne au Colorado ! Aurai-je le temps de faire des achats, avant notre départ ? — Acheter en Floride des tenues pour le Colorado ? Pas question ! Pouvez-vous êtes prête demain ? — Bien sûr, répondit Meg sans hésiter. — Alors, votre dernière tâche de secrétaire sera de réserver nos places dans l'avion, Ensuite, vous pourrez rentrer chez vous et vous préparer à partir demain, le plus tôt possible. Avec un peu de chance, nous serons mariés et installés sur notre montagne pour la fin de la semaine.

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4.
Meg acheta en Floride sa tenue de mariée. Elle trouva ce qu'elle cherchait dans sa boutique favorite : de la lingerie arachnéenne et une robe de lainage blanc. Sa pochette et ses délicats escarpins étaient en daim blanc ! Elle appela ensuite Helen et son professeur de peinture, qui lui recommanda l'un de ses collègues à Denver. Le soir, elle dîna avec Simon dans un restaurant français. Sur un tendre baiser, il la déposa de bonne heure à sa porte. Le lendemain, dans l'avion, il lui offrit une bague, un magnifique diamant qui aurait fait l’envie de Carol... Ils se marièrent à Denver, quatre jours plus tard, puis partirent aussitôt pour Brennan's Pass, le bourg situé au pied de la montagne où ils allaient passer leur lune de miel. Meg s'en réjouissait : ces quatre jours avaient constitué une épreuve. Non seulement elle avait séjourné à l'hôtel, et Simon chez lui, mais elle n'avait même pas eu l'occasion de visiter sa future maison. Il ne le lui avait pas proposé, et elle n'avait rien osé demander. En outre, les rares baisers de son fiancé l'avaient laissée sur sa faim. Simon avait décidé de ne pas anticiper sur la cérémonie du mariage ; la jeune femme était d'accord sur le principe, mais

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la pratique était plus difficile. Enfin, sans doute était-ce encore plus dur pour lui, se consola-t-elle. En dehors du fait qu'il se comportait davantage en ami qu'en amoureux, il s'était montré parfait. Très généreux, il lui fit choisir son alliance, dépensa des sommes folles pour une garde-robe d'hiver. Jamais Meg n'avait vu pareilles tenues : des pantalons de ski en épais lainage ; des bottes fourrées et des vestes doublées de peau de mouton ; de grosses chaussettes de laine et de chaudes mitaines... La jeune femme n'avait jamais possédé de vêtements chauds en fait. En Floride du Sud, même un manteau d'hiver était inutile. Elle suivit donc en tous points les conseils de Simon, tout en l'accusant en riant de l'équiper pour un siège. De ses propres deniers, elle acheta ce qu'elle considéra comme son trousseau. Des chemises de nuit confortables et les robes de chambre assorties, ainsi que deux caftans en velours pour les soirées. Une tempête de neige pouvait se produire durant leur lune de miel; et elle tenait à rester séduisante, en attendant la fin. Le soir qui précéda le mariage, alors qu'elle se promenait sans but parmi les petites boutiques installées dans le foyer de l'hôtel, elle vit dans une vitrine un presse-papiers de cristal au cœur duquel explosait une gerbe de minuscules prismes multicolores. Elle l'acheta pour Simon. Lorsqu'il travaillerait, il aurait ainsi devant les yeux quelque chose qui lui rappelé rait sa femme.

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Le lendemain matin, il gelait à pierre fendre. Le bulletin météorologique prévoyait des chutes de neige abondantes. Quand Simon passa chercher Meg, vêtu d'une chemise de flanelle, d'un épais pantalon, d'une veste fourrée et chaussé de grosses bottines, elle trouva qu'il ressemblait davantage à un bûcheron qu'à un marié. Il considéra d'un air irrité la robe et les chaussures de sa femme. — Pourquoi n'avez-vous pas choisi une tenue plus indiquée ? Vous allez être obligée de revenir pour vous changer après la cérémonie ! Vous ne pouvez pas voyager ainsi ! Sa brutalité la bouleversa. C'était le jour de leur mariage... ne comprenait-il donc pas ses sentiments ? Un peu plus tard, le manque d'amabilité de l'adjoint au maire, l'absence de fleurs et d'amis ne lui apportèrent aucun réconfort. Simon n'eut pas un sourire pour elle. D'un air sombre, il lui passa l'anneau au doigt, grommela ses réponses. Au moment où ils signaient le registre, il déclara brusquement : — Au fait, Meg, j'ai oublié de vous en parler : votre nom est maintenant Melton, et non pas Egan. Egan était le nom de ma mère ; je l'ai adopté pour écrire mais, légalement, je m'appelle Melton. Elle se redressa lentement, le dévisagea ; — Voyons... pourquoi ne m'en avoir rien dit ? — Etait-ce important ? demanda-t-ii avec indifférence. — Bien sûr ! s'écria la jeune femme. — Pourquoi ?
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Elle secoua la tête, incapable d'exprimer son malaise. Elle le soupçonnait de lui avoir délibérément caché ce changement de nom. Surtout, elle avait remarqué son regard avide quand il lui avait révélé sa véritable identité. Fronçant légèrement les sourcils, Meg tenta de chasser son image de son esprit. De retour à l'hôtel, Simon bouleversa le contenu de ses valises pour en sortir des vêtements chauds. — Si vous ne voulez pas geler, vous feriez bien de mettre ça, lui enjoignit-il d'un ton dur. Je descends vos bagages. Je vous attends dans le foyer. Meg essaya de se hâter, mais, dans sa précipitation nerveuse, ses doigts étaient maladroits. La présence de Simon lui manquait. Il aurait pu la rassurer, l'aider à s'habiller, l'embrasser amoureusement. Elle n'avait pas eu droit à un seul baiser, depuis la cérémonie. Evidemment, il était pressé de partir. S'il se mettait à neiger prématurément, lui avait-il expliqué, ils ne pourraient pas atteindre le sommet de la montagne. Plus elle y songeait, plus elle regrettait de ne pas avoir fait plus ample connaissance avec son mari, avant de passer à ses côtés plusieurs semaines, éloignée de tout. Déjà, elle avait la tête douloureuse, à force de se poser des questions sur l'inconnu qui l'attendait en bas, sur sa nuit de noces et sur des sujets plus pratiques comme le chauffage, le ravitaillement, l'électricité. Les câbles électriques, avait affirmé Simon, ne couraient aucun danger : ils étaient souterrains. Il lui avait également assuré qu'il
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pouvait se charger de tous les dépannages éventuels. Pourtant, obsédée par la possibilité d'une tempête, Meg n'avait pas été entièrement réconfortée. Elle enfonça ses pieds dans les lourdes bottes et descendit rejoindre son mari, qui l'entraîna aussitôt vers la Jeep. C'était la seule voiture, lui avait-il dit, qui pouvait faire l'ascension de la montagne. Cependant, le véhicule manquait de confort, et les courants d'air s'y faufilaient. Dans son enfance, Meg avait vu les montagnes de la Caroline du Nord et celles du Tennessee, mais ces crêtes blanches déchiquetées ne leur ressemblaient pas : elles l'effrayaient. Elle écoutait chanter les pneus sur la route enneigée, le cœur serré. Simon ne s'occupait pas d'elle ; il fredonnait à mi-voix, les yeux fixés sur les cimes lointaines. Il les aimait, c'était évident. Il était incapable de comprendre ce qu'elle éprouvait. Tout alla un peu mieux quand, à l'heure du déjeuner, ils s'arrêtèrent pour manger un hamburger. Simon lui rappela le jour où il avait avalé son énorme hot-dog, et la lueur taquine dans ses yeux suffit à rassurer la jeune femme. Lorsqu'ils repartirent, elle s'endormit sur son épaule. A son réveil, le soleil, qui avait fait de faibles efforts pour briller au début de leur voyage, avait complètement disparu. Le paysage était glacial, désolé. Ils passèrent devant un panneau : « Brennan's Pass — 247 habitants » Meg battit des paupières, se redressa. Une voix, à la radio, mettait les voyageurs en garde contre les conditions atmosphériques
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dangereuses. Vers le nord, il neigeait sans discontinuer, et l'on conseillait aux automobilistes de chercher refuge pour la nuit. — C'est bien notre intention, murmura Simon, conscient de l'appréhension de Meg. Vous avez bien dormi ? — Oui. Mais je me sens coupable de vous avoir laissé conduire sur tout le trajet. De toute manière, il ne lui aurait pas permis de prendre le volant ; elle n'avait pas conduit depuis là mort de sa belle-mère ! — ... Nous arrivons ? demanda-t-elle. — Il n'y en a plus pour longtemps. Voilà notre montagne, là-bas, ajouta-t-il avec un signe de la tête. Meg garda le silence. Mais tous ses doutes lui revinrent quand, après avoir stoppé la Jeep devant un magasin d'alimentation, son mari en sortit avec un grand carton, suivi du commerçant qui en portait un autre. — Vous allez loin ? s'enquit l'homme en plaçant les cartons à l'arrière du véhicule. Simon se remit au volant, tourna la clé de contact. — A l'ancienne maison Egan, précisa-t-il d'un ton bref. Le moteur gronda. L'homme recula vivement. Néanmoins, Meg eut le temps de saisir son expression de surprise. — Il semblait tout étonné, fit-elle remarquer.

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— Il nous prend probablement pour une paire d'écervelés, commenta Simon avec un rire sardonique. La maison est fermée depuis des années... — Des années ? répéta Meg d'une voix faible. Il parut froidement amusé. — Le travail ne vous fait pas peur, j'espère ? Elle le regardait sans comprendre. Elle avait toujours cru que le chalet était régulièrement occupé durant la saison de ski ! Et s'ils allaient le trouver humide, envahi d'une odeur de moisi, sale ? Et le chauffage ? Avait-elle épousé un fou ? Timidement, elle s'enquit de ce dernier problème. — Le calorifère fonctionne bien, répondit Simon. Il est un peu ancien, mais je l'ai fait révisé il y a peu. Et j'ai empli le congélateur... Ce que je viens d'acheter ne se congèle pas, reprit-il en saisissant son regard vers les cartons. Il y a là du lait, des œufs, de la salade, ce genre de denrées. Une fois tout ceci terminé, nous nous contenterons du reste. — Mais, combien de temps allons-nous y séjourner ? — Oh, nous y passerons l'hiver. Nous serons très bien là-haut, ajouta-t-il avec un sourire grimaçant. — Je..? oui, je suppose, balbutia sa compagne. — Je me demande si vous serez du même avis dans un mois. Elle eut un sourire nerveux. Tout comme l'attitude de Simon, les informations qu'il venait de lui fournir tout à trac la désemparaient.
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Son mari vira à gauche, et ils abordèrent une route de montagne. Un chasse-neige était passé par là ; la pente montait doucement ; les virages étaient larges, bien inclinés. Les étendues de neige vierge, de chaque cote de la chaussée, n'avaient rien d'effrayant. Mais Simon ralentit bientôt pour s'engager dans un chemin creusé d'ornières. Meg réprima un cri quand la Jeep dérapa sur la neige gelée ; heureusement, Simon avait l'habitude de ce genre de conduite. Le moteur changea de rythme. Les virages se firent plus serrés. En Contrebas de la route, le terrain tombait à pic. Aux yeux de la jeune femme, le chemin dangereusement étroit ne tarderait pas à devenir impraticable. Néanmoins, il fallait continuer à progresser : il eût été impossible de faire demi-tour. La Jeep grimpait péniblement, et le grondement du moteur était le seul bruit dans le silence ambiant. Meg était malade de frayeur. Le corps rigide, elle se tordait nerveusement les mains. Une nausée lui soulevait le cœur. Elle avait envie de hurler, de supplier Simon de revenir en arrière, cependant elle craignait de troubler sa concentration. Leurs deux vies dépendaient de lui... Hélas, chaque virage était de plus en plus délicat. Finalement, elle baissa la tête et ferma les yeux. — Ça ne va pas ? demanda Simon. — Que se passera-t-il, si nous rencontrons une autre voiture ? gémit la jeune femme dans un souffle.

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— Qu'y a-t-il ? Vous n'avez pas peur, je pense ? Il semblait amusé. En ce moment, elle le détestait. — J'ai mortellement peur, riposta-t-elle. — De l'altitude ? — Non. Des accidents de la route. J'en ai eu un, le jouroù ma belle-mère a été tuée. Depuis je n'ai jamais cessé d'avoir peur. Je mourrais, je crois, si j'étais forcée de conduire. — Tiens, comme c'est intéressant ! fit-il lentement. Eh bien, vous n'avez rien à redouter. Nous ne rencontrerons pas d'autre voiture. Ces ornières ont été creusées par la Jeep et par les camions qui sont montés à la maison le mois dernier. Il n'a pas neigé depuis... Jusqu'à maintenant, ajouta-t-il avec une grimace. De gros flocons voltigeaient paresseusement au-dehors et venaient se coller au pare-brise. — Nous n'avons donc pas de voisins ? s'informa Meg. — Non. Nous sommes les deux seuls à être assez fous pour venir passer l'hiver ici. — Mais alors, pourquoi rester si longtemps ? — C'est tout simple : une fois là-haut, nous ne pourrons pas redescendre. Après cette tempête de neige, la route sera impraticable jusqu'à la fin de l'hiver. Rien d'étonnant si l'épicier les avait regardés comme s'il avait affaire à des fous !

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— Vous ne m'avez rien dit ! cria-t-elle. Vous m'avez laissé croire que nous séjournerions ici deux semaines seulement... le temps de notre lune de miel ! — Notre lune de miel devrait durer plus longtemps, n'êtes-vous pas d'accord ? ironisa-t-il. Il avait un but défini, cruel, Meg le devinait. Malheureusement, il était trop tard pour réagir, et elle ne voulait surtout pas se quereller avec Simon le jour de leur mariage. — Et si l'un de nous tombait malade ? Il y a le téléphone. Si les lignes sont coupées, nous pouvons communiquer par radio avec les gardes forestiers. En cas d'urgence, ils envoient un hélicoptère... Vous pouvez lever les yeux, à présent. Nous arrivons. Meg obéit : un chalet de bois au toit pentu, aux vitres étincelantes, peint de couleurs gaies et adossé à la montagne, se dressait devant ses yeux. La jeune femme exhala un soupir soulagé. — Oh, c'est charmant ! Ça me plait beaucoup, Simon. — Désolée de vous décevoir, ma chérie, mais c'est la maison de notre voisin, quand il est là. La nôtre se trouve plus haut. La route virait à gauche. —La voici ! Il n'y avait pas un arbre pour adoucir les lignes droites de la bâtisse qui s'élevait dans un lugubre isolement au sommet de la montagne. Simon amena la jeep devant le
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porche. Il descendit le premier, s'activa aussitôt à décharger bagages et cartons, qu'il empila sur le plancher affaissé. Meg, plus lentement, mit pied à terre. Le vent glacial faillit la renverser. Elle détailla longuement l'endroit choisi par son mari pour commencer leur vie commune. C'était une vieille maison, solidement construite en pierre grise pour résister aux rigoureux hivers. — Elle date des années vingt, l'informa Simon. Quand nous étions petits, ma sœur et moi, ma mère nous amenait ici pour passer l'été avec nos grands-parents. Même alors, le chalet ne servait qu'à la belle saison. Un homme du bourg est chargé de l'entretenir. Rien de ce qu'il disait n'avait de sens pour Meg. S'emparant d'une valise, elle se disposa à le suivre à l'intérieur. Lorsqu'elle y pénétra, elle fut accueillie par une bouffée d'air glacé qui sentait le renfermé : la jeune femme se demanda si le calorifère fonctionnait vraiment. Simon actionna un commutateur ; une ampoule nue révéla un vestibule sombre, triste, au sol recouvert d'un linoléum usé. La porte d'entrée claqua derrière eux, faisant voler les moutons accumulés dans les coins. Simon précéda sa compagne dans la première pièce, où il alluma d'autres lampes. Rapidement, il ôta lés housses qui recouvraient les meubles, puis mit une allumette sous le bois préparé dans la cheminée. Meg laissa tomber sa valise en promenant autour d'elle un regard incrédule. Elle se trouvait dans une espèce de
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petit salon meublé de monstruosités qui dataient du temps de sa grand-mère. Il y avait un canapé recouvert de cuir craquelé, quelques fauteuils de bois aux lignes carrées, un phonographe à manivelle, des lampes coiffées d'abat-jour à pampilles. À chaque bout de l'étroit manteau de la cheminée se dressait un chandelier de cuivre englué d'une masse de cire grisâtre. Tout était couvert de poussière, et l'air sentait le moisi. — Vous voulez voir la cuisine ? demanda gaiement Simon. Prête à tout, elle lui emboîta le pas en silence. Elle aperçut en premier une vieille cuisinière à bois. — Ne vous inquiétez pas, commenta son mari d'un ton apaisant. Pour vous laisser le temps de vous habituer, j'ai apporté un réchaud à essence. La pièce semblait avoir été meublée au Moyen Age, abstraction faite du réfrigérateur d'un modèle ancien. L'évier comportait une seule cuvette ; il y avait un buffet, qui devait contenir la vaisselle, mais pas de placard. La batterie de cuisine était accrochée sous une planche, au-dessus du fourneau. Une grande table couverte de vieux journaux retenus par des bocaux était poussée contre le mur. Il faisait froid. L'odeur de repas anciens planait, Meg frissonna. — Nous allons avoir un petit problème avec le calorifère, déclara Simon. Je ne voudrais pas vous affoler, mais il est vieux, capricieux, et l'on m'a conseillé de laisser le
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thermostat au plus bas. Nous devrons compter pour nous chauffer sur les cheminées. Mais ce n'est pas grave, n'estce pas ma chérie ? Il y a tout le bois et tout le charbon nécessaires, et rien n'est plus agréable qu'un grand feu. Il ouvrit la porte du réfrigérateur, la referma vivement. Mais Meg avait eu le temps de remarquer la couche de moisi qui en recouvrait l'intérieur. Simon croisa son regard. — Un petit nettoyage s'impose, sourit-il. Elle le dévisageait d'un air hébété. La fatigue lui donnait un léger vertige ; une envie de bâiller lui crispait les mâchoires. Et surtout elle avait peur. Simon avait tellement changé ! Cependant, elle l'aimait, pour le meilleur et pour le pire. Elle lui adressa un sourire timide, — Ça ne fait rien, Simon. Vraiment... Une expression proche du dépit passa sur ses traits durs.. Mais il demanda seulement : — Vous voulez visiter le reste de la maison ? — Si tout est à l'image de ces deux pièces, je n'y tiens pas, dit Meg, en s'efforçant d'adopter le ton de la plaisanterie. Rentrons les bagages et les cartons, avant la nuit. — Je m'en charge, ma chérie, fit-il doucement Allez choisir votre chambre. C'est là-haut. Un peu réconfortée, elle sortit de la cuisine. Saisie d'une impulsion, elle poussa une porte qui s'ouvrait sous l'escalier, découvrit une chambre et une salle de bains attenante. Curieusement, l'endroit était relativement propre. Le petit
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lit était recouvert d'une courte-pointe en patchwork. Sur une table, dans un coin, elle reconnut la machine à écrire de Simon. — Vous avez trouvé votre chambre ? questionna-t-il, derrière elle. Elle tourna vers lui un visage incertain. — Ici, ce serait bien, mais le lit est étroit... — Il y en a un grand là-haut. — Il a été aéré, j'espère... — Aucun problème, assura Simon. La semaine dernière, j'ai acheté de la literie pour les deux chambres. J'ai mis vos affaires dans la plus vaste, toutefois c'est à vous de décider. Allez donc voir. Pendant ce temps, je préparerai le dîner, après avoir remisé la jeep dans la grange. Mais seulement pour ce soir, je vous avertis. A partir de demain, vous serez responsable des repas ! En montant l'escalier, la jeune femme souriait. A la vue de la grande chambre en façade, elle se sentait mieux. Ses bagages s'y trouvaient déjà ; le lit était fait, sous une couverture électrique. Evidemment, la pièce manquait de tapis, de rideaux, mais elle était moins poussiéreuse que celles du rez-de-chaussée. Quand elle l'aurait balayée, quand elle en aurait épousseté les quelques meubles elle pourrait s'installer dans le fauteuil à bascule, devant un grand feu. Il y avait une chambre plus petite, de l'autre côté du couloir, et un étroit escalier menait au grenier. En décou– 87 –

vrant la salle de bains, Meg faillit en refermer aussitôt la porte. Mais elle se contraignit à tout nettoyer avec l'éponge et la poudre à récurer abandonnées au bord de la baignoire. Par chance, il y avait de l'eau chaude. Elle se plongea avec un plaisir inexprimable dans Tonde bienfaisante. Après son bain, Meg revêtit l'un de ses caftans et sortit de sa valise le cadeau destiné à Simon, avant de descendre. Il avait dressé la table devant Te feu qui brûlait joyeusement. Elle posa le présent à la place de son mari, puis s'assit tandis qu'il apportait sur un plateau des bols de soupe et des sandwiches. — Qu'est-ce que c'est? demanda-f-il à la vue du paquet. — Un petit cadeau pour vous, répondit-elle, désemparée devant son expression hostile. Elle ouvrit elle-même la boîte, en sortit le pressepapiers. — Je l'ai trouvé joli... Vous pourriez le garder sur votre bureau... — Vous avez fait un pas de clerc. La situation entre nous ne justifie pas un échange de cadeaux. — Mais je voulais... Vous m'avez offert ma bague, balbutia Meg. Et vous m'avez acheté des vêtements... — Tout cela avait un but, répliqua cruellement Simon. La bague faisait partie des accessoires du mariage. La garde-robe était indispensable pour vous éviter de geler cet hiver.

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« Nous nous disputons déjà ! » pensa la jeune femme épouvantée. — En... en tout cas, tout me plaît, dit-elle vivement. Et j'aime bien aussi notre chambre. — Votre chambre, corrigea-t-il. J'occuperai celle du rezde-chaussée. Elle le dévisagea, se refusant à comprendre le sens de cette déclaration brutale. Il avait une expression froide, dure. Toute la journée, cette même expression l'avait déconcertée. — Que dites-vous là, Simon ? demanda-t-elle, la bouche sèche. Je... je ne saisis pas bien la signification de vos propos. — Oh si ! Vous n'êtes pas stupide, Meg. En quelques mots, je n'ai pas l'intention de consommer notre mariage en partageant votre lit. Ni maintenant, ni jamais. La décision n'a pas été facile : vous m'attirez, je l'avoue. Mais pas suffisamment, ma petite. Pas assez pour compenser le dégoût que j'éprouverais ensuite. Une chape de glace s'abattit sur la jeune femme, lui enserrant le cœur. Elle ne voulait pas en entendre davantage, pourtant Simon, elle le sentait, ne tenait pas à l'épargner. Elle parvint à garder une voix calme, un regard assuré. Il ne devait à aucun prix deviner le mal qu'il lui faisait. — Alors, pourquoi m'avez-vous épousée ? Vous feriez bien de me dire la vérité, maintenant.

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— Je vous l'ai dite au moment où je vous ai révélé mon nom, fit-il avec un rire dur. Cependant, vous n'y avez pas prêté attention, sur l'instant. Evidemment, qui pourrait s'attendre à vous voir reconnaître le nom de ma sœur, que vous avez poussée à la mort et oubliée ensuite avec désinvolture ? — Votre sœur ? Voyons, vous perdez la tête, Simon. Je ne la connais même pas. Je... — Elle avait si peu d'importance à vos yeux que, même à présent, vous ne vous rappelez pas le nom de votre victime. Songez, ma tendre épouse, à l'innocente malade dont vous avez délibérément séduit le mari avant de le tuer en précipitant sa voiture en bas d'un talus. Et, comme si ce n'était pas suffisant, après avoir privé ma sœur de sa raison de vivre, de son unique joie, l'homme qu'elle aimait, vous vous êtes disculpée en rejetant la faute sur lui ! Elle s'est tuée à cause de vous ! La voix de Simon devint un grondement menaçant. — Vous les avez tués tous les deux... Tony Hardwick et sa femme, Barbara Melton Hardwick !

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— Oh, mon dieu ! cria Meg d'une voix pitoyable. Elle se couvrit le visage de ses mains, mais Simon les saisit entre ses doigts pour les en écarter vivement. Le regard de Meg se posa sur un masque de haine. — Ecoutez-moi, dit-il lentement, et écoutez-moi bien parce que je ne me répéterai pas. Je souille la mémoire de ma sœur en prononçant son nom devant vous, mais je tiens à vous faire savoir pourquoi je vous ai amenée ici. Barbara m'avait laissé une lettre. Le genre de lettre qu'un homme n'aime pas lire, venant d'une sœur chérie. Un bref instant, une expression de désespoir déforma les traits rageurs. — ... Elle m'y révélait pourquoi elle se suicidait. Une jeune et jolie personne nommée Margaret Somers s'était introduite chez elle comme demoiselle de compagnie, et avait délibérément séduit son mari. Tony était un homme faible, marié à une femme malade. Il avait des passades et Barbara les acceptait, parce qu'elle l'aimait. Mais cette fois, elle a dû voir toute l'intrigue se dérouler devant ses yeux ; vous vous êtes arrangée pour bien, faire comprendre ce qui se passait.

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Meg, les yeux fermés sur son angoisse, imaginait fort bien Carol dans ce rôle. — Immobilisée chez elle, Barbara a subi vos sarcasmes, vos efforts pour l'humilier. Le coup final a été porté cette nuit-là. Tony avait refusé de vous épouser. Barbara vous avait mise à la porte. Vous êtes revenue, à moitié ivre, hors de vous. Vous avez exigé le mariage, en prétendant que vous étiez enceinte. Or, Barbara n'avait pu donner à Tony l'enfant qu'il désirait. — Non, non… gémit Meg. Je vous en supplie, Simon, laissez-moi vous expliquer... Je... Il poursuivit, ignorant son intervention : — Comme hystérique, vous vous êtes précipitée dehors, en menaçant de vous faire avorter. Naturellement, Tony vous a suivie. Barbara a entendu la voiture démarrer. C'était vous qui conduisiez, elle l'a compris au bruit des coups de frein et des changements de vitesse. Qu'est devenu votre bébé ? demanda Simon avec une ironie cruelle. Avez-vous avorté par la suite ? Existait-il seulement ? De toute façon, vous avez atteint votre but : à l'idée qu'une autre femme portait l'enfant de Tony, Barbara a perdu toute envie de vivre, — Simon, je vous en prie, écoutez-moi ! Ce n'est pas moi, je le jure ! Je vais vous dire ce qui s'est passé... — Je sais, officiellement c'était lui qui conduisait, coupa-t-il durement. Mais la police n'a pas été dupe, et Barbara non plus. Je pense comme eux, alors, cessez de clamer
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votre innocence ! Tony conduisait bien ; il avait pris ce virage bien des fois, sobre ou non. Il ne l'aurait jamais manqué. La police n'a rien pu prouver : quand on vous a retrouvée, vous aviez repris vos esprits et vous avez juré que Tony était au volant. — Ce n'est pas vrai, sanglota la jeune femme. J'ai refusé de prêter serment... Je… j'ai prétendu avoir tout oublié, parce que je... je ne voulais pas me parjurer. Si vous me permettiez de... — Compliments : quelle ruse habile que de feindre l'amnésie ! Personne ne pouvait prouver le contraire ainsi. Mais que s'est-il passé, exactement ? Vous en souvenezvous seulement ? J'en doute, tant vous avez déjà débité de mensonges. — Non ! cria Meg en tapant du poing sur la table. Elle plongea son regard dans les yeux pleins de haine. — Il faut me croire, Simon. Ce n'est pas moi ! Je n'ai rien fait ! Je veux... — Si vous continuez à me mentir, déclarait il, je ne réponds plus de rien ! Nous sommes seuls ici, et je prendrais le plus vif plaisir à vous châtier. Epouvantée, elle le dévisageait. II ajouta : — Vous n'imaginez pas, je pense, à quel point je vous méprise. Quand je vous regarde, je revois Barbara... Il s'interrompit. L’ombre d'une peine intolérable passa sur son visage.

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— Elle était belle, bonne, et vous l'avez tuée ! Vous ! Egoïstement, vous vous êtes glissée dans sa vie et Vous l'avez détruite ! Meg se voila la face. Elle souffrait terriblement, mais la souffrance de Simon était plus grande encore. Elle éprouvait un douloureux désir de le consoler. Ce n'était pas un homme violent, il ne la torturait pas par plaisir. Pourtant, il l'avait menacée. Peut-être, plus tard, serait-il disposé à l'entendre, mais pour l'instant la meilleure solution était de tenter de détourner sa colère. Peu importait désormais ce qu'il pourrait lui dire ou penser d'elle : son avenir était anéanti, en ruine ses espoirs et ses rêves. Elle releva la tête. — Comment m'avez-vous découverte ? s'enquit-elle. — Vous vous rappelez Selby ? C'est un détective privé, expliqua-t-il comme elle hochait la tête. En deux semaines, armé de votre nom, de votre signalement et de votre numéro de Sécurité sociale, il vous a retrouvée à Jacksonville, déclara-t-il avec un sourire cynique. — Ainsi, quand vous avez appelé Helen Rogers... — Je savais déjà tout de vous et j'ai fait correspondre mes exigences à vos capacités. Il observa la réaction de sa femme et eut un rire sardonique. — En vous voyant, j'ai été surpris. Vous ne ressembliez pas aux précédentes conquêtes de Tony. Vous étiez plus âgée, et intelligente... Evidemment, il vous fallait quelque
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chose de plus pour lui faire oublier tout le bel argent de Barbara. Je me suis posé des questions là-dessus et j'en suis arrivé à une conclusion : à vous deux, vous aviez dû concocter une sorte de plan pour soulager ma sœur d'une forte somme. — Simon... — Je ne tiens pas à connaître les détails, coupa-t-il. Et vous êtes pleine de ressources, je le sais. A preuve les rôles que vous avez joués face à moi : la secrétaire efficace et distante ; la vierge innocente… et même la compagne chaleureuse et gaie. Tony n'avait pas une chance ! — Je n'ai pas joué la comédie ! — Dès le début, vous m'avez intrigué. J'ai d'abord envisagé de vous séduire, pour vous rejeter ensuite froidement. Ça n'aurait pas été difficile : vous ne demandiez que ça ! Meg s'empourpra mais soutint son regard, Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ? — Le châtiment n'aurait pas été suffisant pour une femme comme vous, qui avez connu des dizaines d'hommes. Elle releva la tête en un geste de défi. — Si c'est votre opinion, pourquoi m'a voir épousée ? — J'ai failli ne pas le faire. Cette nuit-là, à Saint Augustin, si vous étiez venue me retrouver, si vous aviez mis le comble à votre humiliation, j'aurais pu m'en satisfaire. Mais, maligne comme vous l’êtes, vous avez évité le piège : vous visiez le mariage !
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— Pas vous, en revanche. Alors, pourquoi ? — A votre avis ? questionna Simon avec un lent sourire. Horrifiée, Meg esquissa un mouvement de recul. II saisit aussitôt sa pensée. — Oh, non, pas ça ! jeta-t-il avec mépris. Sortez-vous cette idée de la tête : je n'ai pas l'intention de vous faire violence. Ni de vous frapper. En fait, si vous êtes sage et docile, je ne porterai même pas la main sur vous. Au printemps, quand vous redescendrez de la montagne, vous serez encore la vierge pure que vous prétendez être. Mais avant, ma petite, je tiens à vous donner une leçon. Vous avez plongé ma sœur dans l'enfer... je vais en faire autant avec vous. Rien, malheureusement, ne pourra égaler les souffrances de Barbara, mais, pour une femme comme vous, ce sera l'enfer sur terre. Voilà pourquoi je vous ai épousée. Si nous n'avions pas été mariés, je n'aurais pas pu vous amener ici. — Ici ? Sans comprendre, Meg promena son regard sur la pièce. Soudain, la peur l'envahit. — Oh, Dieu, vous allez me laisser seule ici tout l'hiver ? Cette fois, il rit avec un amusement sincère mais reprit sa gravité devant la terreur de sa compagne. — Ne soyez pas stupide ! Je vous déteste intensément, néanmoins, je sais très bien que, seule ici, vous ne pourriez pas survivre. Vous abandonner ? Non, lança brutalement

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Simon. Je ne veux pas me refuser le plaisir de vous voir vous battre avec cette maison. — Que voulez-vous dire ? Il l'observait d'un air pensif. — Jusqu'à présent, vous avez fait bonne figure, cependant la lettre de Barbara et les déclarations de ses domestiques m'ont fourni une assez bonne image de la vraie Margaret Somers. C'est une petite séductrice paresseuse, qui abhorre le travail, qui tient à ses aises et, apparemment, qui a besoin de faire l'amour régulièrement. Meg étouffa un cri. Il continua d'un ton impersonnel : — Ce dernier point, je vous l'ai déjà dit, je n'y remédierai pas. Quant au travail, il ne vous manquera pas, et votre peau délicate en souffrira certainement. Cette maison, vous l'avez constaté, est dans un état déplorable. Il va falloir la nettoyer de fond en comble pour la rendre habitable. Et c'est vous qui vous en chargerez. Je vous ravitaillerai en bois et en charbon mais, pour le reste, à vous de jouer. En d'autres termes, si vous voulez manger, vous devrez apprendre à vous servir du fourneau de la cuisine. Si vous voulez avoir chaud, vous entretiendrez les feux. Et il vous faudra faire appel à vos propres ressources pour ne pas devenir folle pendant vos longues soirées solitaires. J'ai l'intention de me consacrer entièrement à mon livre et de vous voir le moins possible. En proie à un douloureux engourdissement, Meg l'entendait à peine. Une seule phrase parvint à son esprit.
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— Votre roman... Vous m'avez menti là-dessus aussi ? — Je tape aussi bien que vous, ma chère. Vos croquis étaient parfaits, seulement je n'en avais que faire. Mon intrigue ne se situe pas en Floride mais en Amérique du Sud. J'avais besoin d'un prétexte pour vous amener jusqu'à moi... Vous feriez bien de manger, votre soupe va être froide. — Je n'ai pas faim. — Comme vous voudrez. Mais, sachez-le bien, c'est le dernier repas que j'ai préparé, le dernier feu que j'ai allumé, mis à part ceux de ma chambre. Vous ne mourrez pas de froid : il y a toutes les couvertures nécessaires. Toutefois, sans feu, vous serez mal en point. Maintenant, allez dormir afin d'être en forme pour travailler demain. Il sortit de la pièce. Meg entendit claquer la porte de sa chambre. Comme assommée, elle demeura assise. Les larmes vinrent, des larmes silencieuses, d'abord, qui roulèrent sur ses joues pâles, puis des sanglots déchirants qui la secouèrent tout entière. Elle n'avait pas pleuré depuis la mort d'Alice, qui lui laissait une charge trop lourde pour ses frêles épaules. Cette charge, elle l'avait assumée, jusqu'au jour où. Carol l'avait trahie. Même alors, elle n'avait pas pleuré. Elle s'était redressée, avait vaillamment continué de vivre, malgré son indicible déception, Mais cette fois, c'était différent. Elle avait connu l’amour, le bonheur ; elle avait levé son visage vers le soleil, elle avait osé espérer de nou– 98 –

veau. Mais la mort avait mis fin à ses espoirs : la mort de son amour. Lorsqu'elle s'était éprise de Simon, elle avait su que, pour elle, c'était à jamais. En l'attirant à lui pour la repousser ensuite, il l'avait détruite. Une fois tarie la source de ses larmes, Meg resta dans son fauteuil, son regard désespéré fixé sur le feu mourant. Elle devrait partir dès que la neige cesserait de tomber. Elle ne pourrait endurer, jour après jour, la haine de Simon, son mépris, sa colère. Mais, pour l'instant, elle était trop lasse pour réfléchir. Il avait raison : mieux valait aller se coucher. Péniblement, la jeune femme se leva. Un objet dur roula à ses pieds ; elle baissa les yeux : le presse-papier étincelait dans les plis de son caftan. Son cadeau de mariage à Simon. Le présent qu'il avait dédaigné. Elle le ramassa, le jeta dans l’âtre où il se brisa. Alors elle tourna lés talons et monta vers sa chambre. Il lui fallut attendre de longues heures avant de s'endormir. — Debout ! Meg se recroquevilla au son de cette voix qui, jusque dans ses rêves, signifiait souffrance et désespoir. Une main brutale se posa sur son épaule, la secoua. Entre ses paupières gonflées, elle leva un regard assombri vers la silhouette qui, lés poings sur les hanches, se dressait à son chevet. Devant le visage fatigué, Simon plissa les yeux.

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— Vous avez pleuré toute la nuit, on dirait ! Une manifestation superflue, ma petite. Les larmes ne me touchent pas. Maintenant, debout et au travail. Elle ne répondit pas et il ajouta : — Je suis déjà sorti. Il neige toujours. Encore deux jours avant la fin, d'après le bulletin météorologique. Ce matin, exceptionnellement, j'ai balayé les cendres de la cheminée dans le salon, et préparé du café. Mais dorénavant je tiens à avoir mes repas servis à l'heure. C'est compris ? Meg hocha faiblement la tête. Elle tremblait trop violemment pour pouvoir parler. Simon lui tourna le dos et sortit. Elle inspira profondément. Il le regretterait, elle s'en faisait le serment. S'attendait-il vraiment à la voir rester avec lui, entretenir ses feux, cuisiner ses repas, après la façon dont il l'avait traitée ? S'il lui fallait une esclave, qu'il s'en procure une ! Quand la neige aurait cessé, elle quitterait cette montagne, même si elle devait redescendre à pieds, et il ne pourrait rien y faire, sauf peut-être pointer sur elle un revolver ! Pour commencer, elle n'entendait pas se lever sur son ordre ! Brûlante de colère, Meg resta sous ses couvertures et se rendormit. La lumière au plafond la tira du sommeil. — Debout ! aboya Simon.

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Arrachant les couvertures de son corps frissonnant, il prit sa femme par les épaules, la tira hors du lit. Elle chancela. — Pas question de vous laisser mourir de faim ici ! Vous allez descendre et manger, même si je dois vous gaver comme une oie, vous m'entendez ? Il la poussait vers la porte. Elle eut à peine le temps de glisser ses pieds dans ses bottes. Déjà il lui faisait descendre l'escalier. Ils traversèrent le salon plongé dans la pénombre, pénétrèrent dans la chambre de Simon. Par contraste avec l'humidité glaciale du reste de la maison, l'atmosphère y était chaude, accueillante. Un grand feu brûlait dans la cheminée, de savoureux arômes flottaient dans l'air. Sur la table qui servait de bureau, le couvert était mis pour deux ; au milieu, une casserole était posée sur un réchaud, à côté de petits pains et une cafetière. Simon força Meg à prendre place dans un fauteuil. Elle se laissa faire, bien décidée à ne marquer aucune émotion. — Comme vous le voyez, ma chère, dit-il ironiquement, je suis capable de me débrouiller seul, pour le cas où vous auriez eu l'intention de m'affamer. Je peux me préparer un repas, faire du feu, me charger de toutes les tâches que je vous ai assignées. Je vous ai accordé une journée pour bouder mais, dès demain, je compte sur vous pour travailler. Dans le cas contraire, j'ai passé trop de temps au milieu de cultures primitives pour ignorer que le châtiment

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corporel, appliqué avec discernement, fait merveille sur une épouse indocile... — Vous n'oseriez pas ! murmura-t-elle, horrifiée. — Vraiment ? Mettez-moi à l'épreuve ! — Mettez-moi vous-même à l'épreuve ! cria Meg. Je me vengerai ! Je vous ferai regretter d'être venu au monde ! Oh, je vous hais ! Comment ai-je pu croire vous aimer... Sans s'émouvoir, il emplit généreusement une assiette. — Mangez. Peu m'importe si vous me haïssez. Je préfère ça à ce prétendu amour que vous avez affiché ces derniers temps. Blessée, elle se mordit les lèvres. — C'est stupide de votre part d'avoir baissé le thermostat, souligna-t-elle calmement au bout d'un moment. Vous vous contraignez ainsi à travailler aussi dur que moi. Simon avait attaqué son repas avec appétit. — A couper le bois ? Oh, j'aime assez ça. C'est un bon exercice. Et ce feu est le seul dont je m'occuperai... Vous devrez vous tirer d'affaire avec le fourneau de la cuisine, ajouta-t-il malicieusement. — Et alors ? Les femmes se sont servies de cuisinière à bois durant des siècles... — Précisément. A propos, au cas où vous seriez tentée de monter le thermostat, il se trouve dans cette pièce, qui à chacune de mes absences sera fermée à clé. Et j'ai celle du sous-sol, où il y a la chaudière du calorifère. Maintenant, mangez, pour avoir la force de travailler demain.
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Elle lui décocha un regard étincelant. — Je ne suis pas un âne ! Vous ne pensez pas vraiment me garder ici, jour après jour, à trimer pour vous ? Dès que la tempête de neige s'arrêtera, je partirai et, sitôt arrivée à Denver, je demanderai le divorce ! — D'accord. Mais de toute évidence, vous n'avez pas une vue bien nette de la situation. Les congères sont déjà trop hautes pour vous permettre de redescendre à pied. Et, même si vous étiez assez stupide pour affronter la route, vous ne pourriez pas faire avancer la Jeep sans lui avoir d'abord préparé une piste. Je vous l'ai dit : il n'y a aucun moyen de quitter cette montagne avant la fonte des neiges, au printemps. — Alors, je me ferai emmener par un chasse-neige ! Je n'ai certainement pas l'intention de rester ici, avec vous, jusqu'au printemps ! — Un chasse-neige ? répéta Simon avec un large sourire. Vous ne m'écoutez donc pas, jeune entêtée ? Les chasse-neige ne montent pas jusqu'ici. Je vous le garantis. L'esprit de la jeune femme fonctionnait à vive allure. — Le téléphone ! s'écria-t-elle. . Il y avait en effet un appareil, près du lit. — Il ne marche plus, la ligne a été coupée pendant la tempête. De toute manière, vous n'auriez pas eu la possibilité de vous en servir... Meg esquissa une grimace amère. — Et sans doute avez-vous aussi caché la radio ?
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— Bien deviné. Allons, résignez-vous : vous êtes immobilisée ici, jusqu'au moment où je déciderai de vous laisser partir. Elle se mordit les lèvres. Simon ne s'était pas isolé au sommet de cette montagne sans se réserver une porte de sortie. A elle de la découvrir ! Mais elle n'y parviendrait pas de cette manière. Elle devrait user de ruse, et conserver ses forces pour être prête à profiter de la première occasion. Prenant sa fourchette, Meg se Contraignit à manger. Lorsqu'elle fut incapable d'avaler une bouchée de plus, elle se leva et, dans un silence mortel, quitta la pièce. Le lendemain matin, elle était debout à l'aurore. En bas, à la lueur de la faible ampoule électrique, la cuisine était toujours aussi sale, aussi peu accueillante. Meg regarda autour d'elle d'un air sombre, avant de retrousser les manches de ses deux pull-overs et de sa chemise de flanelle. La première chose à faire était d'allumer la cuisinière à bois. Elle manipula la clé de réglage, enflamma une feuille de journal, la vit monter dans la cheminée avec un ronflement encourageant. Elle pouvait faire un feu dans le foyer ! La jeune femme commença par casser du petit bois, ajouta progressivement des bûches de plus en plus grosses et fut bientôt récompensée par des flammes crépitantes. Un peu plus tard, elle mettrait du charbon, pour avoir plus de chaleur. Elle passa sur le fourneau déjà tiède un chiffon

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enduit de savon, l'astiqua ensuite avec un produit découvert sur la planche au-dessus de l'évier. — Eh bien, Poêle, dit-elle, nous allons nous entendre, on dirait. Je compte sur toi pour m'aider à effacer de la figure démon geôlier son sourire suffisant... Une douce chaleur se répandait déjà dans la pièce. Meg ôta l'un de ses pull-overs qu'elle posa sur le dossier d'une chaise. Elle reprenait confiance. Après avoir récuré l'évier, elle lava la vaisselle de la veille tout en réfléchissant. Il existait sûrement un moyen de démontrer la vérité à Simon. Certes, le suicide de sa sœur l'avait profondément atteint et il la croyait coupable. Mais, si elle pouvait l'amener à l'écouter, la situation ne redeviendrait-elle pas normale ? Même si elle ne pouvait guère espérer mieux qu'un divorce à l'amiable. Ça valait, en tout cas, la peine d'essayer. A huit heures, la cuisine, y compris le sol, était impeccable. Casseroles et poêles étincelaient. Meg avait découvert des plats ornés d'un motif de feuilles bleues et les avait disposés sur les étagères du dressoir. Le fourneau ronronnait de bonheur, et des tranches de bacon rissolaient. Le café chaud embaumait l'air. Des biscuits cuisaient dans le four. Simon entra, l'air maussade. — Bonjour, lança-t-elle gaiement. Il promena autour de lui un regard stupéfait.

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— Des œufs ? Des biscuits ? Du beurre ? De la confiture ? proposa Meg en souriant. Asseyez-vous. J'en ai pour une minute. Il se laissa tomber sur un siège, et la jeune femme se félicita en secret. Ce serait plus facile qu'elle ne l'avait espéré. Pendant qu'il mangerait, elle le forcerait à l'écouter. Elle lui servit une assiette bien garnie, du jus d'orange, du café, avant dé s'asseoir à son tour. Nerveusement, elle attaqua alors : — Simon, je comprends vos sentiments, et vous m'avez demandé de ne plus aborder le sujet. Mais même un criminel a le droit de se défendre devant le tribunal... — Allez-y, gronda-t-il. Sur une profonde inspiration, Meg se mit donc à lui retracer les événements. Elle lui parla de Pierre Frontand, qui pourrait confirmer ses dires. Simon l’écouta sans changer d'expression, sans cesser de manger. La croyait-il ? Elle n'en savait rien. Finalement, elle se tut, attendit. Il s'appuya au dossier de sa chaise puis considéra Meg avec un amusement narquois. — Voyez-vous, ce qui dès l'abord m'a déplu chez vous, c'était votre indifférence quant au sort de votre jeune demi-sœur. Cela ressemblait trop à votre attitude à l'égard de Barbara. Paul Selby m'avait déjà informé de son existence, avant que je voie sa photo dans votre chambre. C'était encore une enfant pourtant, apparemment, vous l'aviez abandonnée en quittant la ville.
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— Je ne l'ai pas abandonnée. Elle... — Laissez-moi parler, coupa Simon d'un ton menaçant: Vous m'avez conté une très belle histoire. Vous avez eu deux nuits et une journée entière pour l'inventer, pour décider d'accuser une gamine innocente. Ça valait la peine d'essayer, et, si j'avais été un imbécile du genre de Tony, j'aurais pu vous croire. Vous avez parlé de votre ancien patron, et je serais tenté d’envoyer Selby lui parler pour relever votre défi. Mais a quoi bon ? Personne, sauf un idiot, ne pourrait imaginer que tous les policiers, tous les journalistes de Miami se sont laissé prendre à une histoire d'usurpation d'identité, inventée par une gamine de dixhuit ans ! Vous vous trahissez sans cesse. Cette terreur sur la route, avant-hier, par exemple. Ce n'était pas au souvenir d'un accident ancien, n'est-ce pas ? Vous vous rappeliez la nuit où Tony a été tué ! Meg s'effondra intérieurement. Quelle sotte elle avait été en croyant pouvoir le faire changer d'opinion ! — Je me demande pourquoi vous avez élaboré cette fable à mon profit, poursuivit Simon d'une voix basse. Hier soir, vous crachiez le feu, vous juriez de quitter cette montagne à n'importe quel prix. Les yeux sombres prirent des reflets de glace, la bouche sensuelle se durcit : — Aujourd'hui c'est une autre chanson. Sans doute avez-vous réfléchi et, devant la perspective inévitable de

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passer avec moi tout l'hiver, voulez-vous jouer le rôle de l'innocente victime... Lentement, il se leva, la contraignit à faire de même. — Vous êtes privée d'homme depuis des jours... Et à Denver, vous aviez terriblement envie de moi Une humiliante rougeur envahit le visage de la jeune femme. Il la connaissait trop bien ! Elle avait envie d'aller se cacher dans un coin pour laisser libre cours à ses larmes. Ses lèvres tremblaient. Elle les mordit cruellement. Elle ne pleurerait pas ! Simon l'observait avec attention. Soudain, il l'attira dans ses bras, se mit à l’embrasser avec passion. A sa propre horreur, elle répondit à ses baisers avec une ardeur débridée contre laquelle elle ne pouvait lutter. Quand il voulut la lâcher, elle s'accrocha à lui. — C'est bien ça ! émit-il d'une voix rauque. Je pourrais vous prendre sur-le-champ, et vous vous feriez gloire d'avoir obtenu ce que vous désiriez ! S'écartant de lui, Meg se mit à sangloter. — Assez ! gronda Simon. J'ai dit que je ne vous toucherais pas et je m'y tiendrai ! N'essayez plus dé me berner avec des contes de fées. Vous serez à moi quand j'en aurai envie… Mais je devrai, à ce moment-là, me sentir beaucoup moins difficile que je ne le suis pour le moment, ajouta-t-il avec une cruauté voulue.

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Il la planta là. Elle avait appris une dure leçon. Jamais plus, se promit-elle, elle n'essaierait d'obliger Simon à écouter ses explications.

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Après cela, Meg abandonna tout effort pour convaincre Simon de son innocence. Il n'en croirait rien, de toute façon... La tempête de neige dura encore trois jours. Du côte nord du chalet, les congères dépassaient le rebord des fenêtres ; le vent hurlait, de jour comme de nuit. Un matin, enfin, un faible soleil parut, tandis que Simon coupait du bois, dehors. Quand il rentra, blanc de neige, il ordonna à Meg de se couvrir et de sortir avec lui. Elle obéit sans un mot, se trouva presque aussitôt enfouie jusqu'à la taille. Il la souleva alors pour la déposer sans ménagement sur la véranda. — Je voulais simplement vous montrer ce que vous risqueriez si vous tentiez de quitter la maison. Un peu plus tard, ajouta-t-il, je vous apprendrai à vous servir de raquettes, mais pas avant d'être sûr que vous avez renoncé à vos idées folles. Elle remarqua alors les curieux objets fixés sous ses bottes ; de retour dans la maison, la jeune femme regarda attentivement par la fenêtre l'étrange démarche balancée de Simon. Ainsi, c'était cela, le moyen d'échapper à la montagne ! Cela paraissait simple. Il lui suffirait d'attendre de savoir les utiliser.
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Elle travaillait dur depuis plusieurs jours mais ne s'en plaignait pas. C'était une manière de faire passer le temps plus vite et d'être assez fatiguée pour dormir la nuit. Si la situation avait été normale, si elle avait eu à cœur de créer pour son mari un foyer confortable, elle aurait pris plaisir à sa tâche. Elle éprouvait une certaine satisfaction à faire la chasse à la poussière et aux toiles d'araignées ; la maison paraîtrait toujours laide et nue sans tapis ni rideaux, mais Meg entretenait constamment le feu dans sa chambre et, le soir, elle oubliait les fenêtres noires en regardant les reflets dansants des flammes au plafond. Quand la besogne se réduisit à un simple entretien, l'ennui fit son apparition. Meg redoutait, comme l'avait prédît Simon, de devenir folle à force d'inaction. Elle passait maintenant de longues heures sans rien faire, sans avoir la moindre envie de chercher un passe-temps. Depuis son départ de Floride, elle n'avait plus touché un pinceau, un crayon. Toute impulsion créative l'avait désertée. Seule la présence dé Simon provoquait en elle une émotion : la peur. Cette apathie était en partie due au fait qu'il lui avait fallu renoncer à ses projets de fuite. Elle avait gardé l'espoir jusqu'au jour où son mari lui avait fait enfiler une paire de ses bottes auxquelles il avait fixé les raquettes, avant de l'emmener dehors. Meg s'était montrée impatiente d'apprendre, mais, au bout de quelques minutes, ses jambes tremblantes et douloureuses avaient refusé de la porter.
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Après cela, Simon avait arboré une expression de triomphe satisfait. La tension, le manque d'appétit et de sommeil creusaient le visage de la jeune femme. Elle était bonne cuisinière et servait à Simon d’appétissants repas qu'il dégustait avec plaisir, seul. Quelques jours après l'expérience des raquettes, il la vit, à son ordinaire, s'éloigner de la table pour éviter de manger avec lui. — Revenez ici et asseyez-vous ! lui cria-t-il. Elle obéit, une lueur de crainte dans ses yeux verts. Les sourcils froncés, Simon examina le jean et le chemisier irréprochables, les cheveux impeccablement nattés, avant de passer au visage blême, aux yeux cernés, aux mains fines étroitement jointes. Il pensa tout à coup qu'elle avait l'air d'une enfant battue, s'en voulut aussitôt de cet accès de pitié. — Dorénavant, vous prendrez vos repas avec moi, dit-il froidement. N'essayez pas de vous rendre malade pour m'obliger à appeler un médecin, ça ne marchera pas ! Je serais parfaitement capable de vous nourrir de force si c'était nécessaire. Mieux vaudrait donc retrouver votre appétit, si vous ne voulez pas me voir venir vous gaver de soupe dans votre chambre. Evidemment, il usait là de la seule menace qui la forcerait à manger. C'était sa propre stupidité, Meg le savait, qui l'avait placée dans cette situation. Sa solitude l'avait rendue trop vulnérable. N'importe quelle autre femme se
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serait méfiée d'un fiancé qui rationnait ses baisers, qui ne prononçait jamais un mot tendre. Elle-même avait eu des doutes mais, trop affamée de son amour, elle n'avait pas voulu les écouter. Un après-midi où elle se perdait dans la contemplation de son feu, Meg songea subitement au grenier. Il y avait peut-être là-haut des magazines... Elle se leva, chercha une torche électrique. La porte du grenier ouverte, elle découvrit qu'une faible lumière passait par les fenêtres mansardées, et que les conduits de cheminées chauffaient légèrement l'endroit. Il y avait là l'accumulation habituelle de meubles endommagés, de tapis roulés. Deux grandes malles semblaient intéressantes. La première contenait des vêtements féminins. Leur style datait des années vingt ; ils sentaient encore vaguement la lavande. L'autre malle, d'où se dégageait une forte odeur de naphtaline, était emplie de dessus-de-lit, de rideaux, de draps fins et de tissus. Les mains tremblantes de Meg soulevèrent tour à tour chaque article. Lorsqu'elle vit ce qui se trouvait sous les draps, elle laissa échapper un long soupir de plaisir. Des livres ! Ils étaient anciens, certes, mais quelle joie d'avoir de nouveau de quoi lire ! Elle en ouvrit un, y lut une inscription, d'une écriture enfantine : « Lucy Thompson, neuf ans. 10 février 1901. ». La jeune femme sourit. La petite Lucy était-elle la grand-mère de Simon ? Dans ce cas, les vêtements lui appartenaient sûrement... Rassemblant les livres, elle se
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glissa dans l'escalier comme une voleuse pour aller les cacher dans sa valise. Elle retourna ensuite chercher les dessus-de-lit et les rideaux, étala le tout sur son lit et contempla son butin avec satisfaction. Les rideaux de peluche rouge feraient merveille dans le salon ; pour sa chambre, la cretonne rose, bien qu'un peu passée, conviendrait mieux. Après avoir ramené le reste dans le grenier, Meg rouvrit la première malle. Toutes les robes étaient des toilettes d'été, faites de tissus désormais introuvables : nansouk, calicot, mousseline, percale, certains imprimés de petits motifs. Mises en pièces, elles feraient une jolie couverture en patchwork. Meg s'assit brusquement. Pourquoi pas ? Personne n'avait touché à ces robes depuis cinquante ans. Si elle s'en servait, qui s'en soucierait ? Bien sûr, Simon ne devrait rien savoir, mais cela ne présentait aucune difficulté : il ne pénétrait jamais dans sa chambre. Et, si elle réussissait dans son projet, elle aurait ce précieux souvenir, lorsque Simon aurait à jamais disparu de sa vie... Vivement, elle s'empara des robes, laissant seulement au fond de la malle une boîte qui contenait des boutons, du coton, un cerceau à broder et des aiguilles. Ce soir-là, Meg dîna distraitement, sous le regard soupçonneux de Simon. La vaisselle faite, elle regagna sa chambre. Elle repassa les rideaux de cretonne, les accrocha, prit un peu de recul pour mieux les admirer. Après quoi, elle s'installa dans le fauteuil à bascule pour dessiner un projet de patchwork. Elle voulait composer une série de
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tableautins qui évoqueraient la vie de Lucy et du Colorado de l'ancien temps. Elle y mettrait aussi ce chalet, au sommet de la montagne. Peut-être même, pour réaliser quelque chose de vraiment personnel, la maison où ellemême était née, avec son oranger dans la cour arrière : c'était le dernier endroit où elle avait été vraiment heureuse. Agréablement lasse, la jeune femme se coucha et s'endormit aussitôt. Le lendemain, réveillée de bonne heure, elle prit l'un des romans caché sous son oreiller, et se mit à lire. Elle dut l'abandonner à regret, quand vint le moment de descendre préparer le petit déjeuner de Simon. Elle lui servit des saucisses et des crêpes. Il l'observait d'un air pensif. Finalement, il demanda : — Aimeriez-vous prendre une autre leçon de raquettes ce matin ? — Non, merci, répondit Meg d'un ton suave. — Auriez-vous renoncé à vos projets de fuite ? — Espérez-vous une promesse ? — Non. Même si je l'obtenais, je ne vous croirais pas. Mais vous avez certainement fini par comprendre que c'était de la folie, je pense. — Oui, je commence à croire que vous avez raison. Ou je devrai attendre le printemps, ou vous en aurez assez et vous appellerez les gardes forestiers. — N'y comptez pas trop, fit-il ironiquement.
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Après avoir remis la cuisine en ordre et rechargé le fourneau sur lequel mijotait une sauce destinée à accompagner les spaghettis, Meg alla au grenier chercher la boîte de boutons et d'écheveaux de coton. Il faisait plus clair dans les combles, ce matin. Elle remarqua dans un coin une paire de skis, ainsi que des raquettes plus petites et plus légères que celles de Simon. Ayant fermé soigneusement la porte de sa chambre, elle s'empressa de les essayer : il lui serait beaucoup plus facile de marcher avec celles-ci, elle s'en aperçut tout de suite. Simon était un véritable démon ! se dit-elle, furieuse. Il avait voulu la décourager tout de suite. Et, ce matin encore, il avait fait une allusion sarcastique à son échec ! Connaissait-il l'existence de ces raquettes ? Non, sûrement pas. Meg chercha des yeux un endroit où les cacher. Elle finit par les glisser sous le lit. Hélas, même avec leur aide pensa-t-elle, découragée, en regardant par la fenêtre, elle ne pourrait parcourir à pied les quinze ou seize kilomètres qui la séparaient de la route où circulaient les chasse-neige. Trois ou quatre, peut-être, tout au plus. En outre, la neige lui faisait peur. C'était son ennemie. De sa place, elle voyait seulement une monotone étendue de blanc, avec une mince plume de fumée qui s'élevait au-dessus des arbres encapuchonnés. De la fumée ! Meg battit des paupières. Cette fumée indiquait la présence d'autres êtres humains, et ces derniers représentaient l'espoir ! Elle se rappela soudain le chalet, un peu plus bas. Simon lui avait-il menti aussi sur ce point
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? Avaient-ils des voisins, à moins de deux kilomètres ? Dans ce cas, elle pourrait se retrouver hors de cette maison dès le lendemain matin ! Contenant mal sa surexcitation, Meg entreprit de défaire les coutures des robes de Lucy. Allait-elle emporter ces jolis tissus ? Non, décida-t-elle à regret. Une seconde Mme Simon Egan pourrait en faire ce qu'elle voudrait... Aveuglée par les larmes, la jeune femme s'enfonça l'aiguille dans un doigt. Amèrement, elle se traita d'idiote, en suçant la piqûre... Le lendemain, elle attendit de savoir Simon attelé à sa tâche, devant sa machine à écrire. Animée d'un immense espoir, elle se mit alors en route. Une heure plus tard, en vue du chalet, elle commençait à prendre conscience de sa folie. Elle avait dû traverser des congères, franchir des passages de neige gelée, lisse comme le verre, affronter un vent violent qui semblait vouloir la projeter contre le flanc de la montagne. Et maintenant, épuisée, elle se sentait incapable de faire un pas de plus. — Que fais-tu là, petit ? Affalée sur le sol, Meg leva un regard trouble vers la silhouette qui se tenait non loin de là. — Allons, il faut faire fonctionner tes jambes. Tu n'aurais pas dû t'arrêter pour te reposer, ça occasionne des crampes quand on n'a pas l'habitude des raquettes. — Je n'en avais jamais mis, dit Meg dans un souffle.
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— Je m'en rends compte. Ne pleure pas, je suis là. Heureusement, je t'ai vu de ma fenêtre. Je vais te porter jusqu'à la maison... L'homme s'agenouilla et la souleva dans ses bras. — Mais vous êtes une femme ! s'exclama-t-il. Oui, je le sais, murmura-t-elle. — Eh bien, allons-y, fit-il en riant. « Quelle voix chaude » songea vaguement Meg. « Cet homme est sympathique... » Il gravissait maintenant un escalier extérieur. — Je n'ai pas encore eu le temps de déblayer la neige en bas, expliqua-t-il. On entre par le premier étage. Sur le balcon, il la posa à terre, le temps d'ouvrir une porte vitrée. Appuyée à la balustrade, elle vit au-dessous d'elle un étrange véhicule. — Qu'est-ce que c'est ? s'enquit-elle. — Une autoneige ! Comment monter jusqu'ici, autrement ? Meg ne répondit pas. Elle s'était évanouie.

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7.
Lorsqu'elle revint à elle, elle était étendue sur un matelas, à même le sol. Uniquement vêtu de son chemisier et de son slip, elle était enveloppée d'un cocon de couvertures. La jeune femme regarda autour d'elle. Elle se trouvait dans une vaste pièce mansardée qui contenait seulement deux matelas posés sur l'épaisse moquette, quelques lampes et une bibliothèque. Du centre partait un escalier en spirale. Un visage inquiet se pencha sur elle. Un visage agréable, piqueté de taches de son sur le nez, auréolé de cheveux d'un blond roux, avec des yeux bleus, une grande bouche. — Bonjour, dit Meg faiblement. Qui êtes-vous ? — Chris Turner. Ça va ? Je ne m'attendais pas à vous voir vous évanouir mais je vous ai rattrapée juste à temps. Vous ne m'en voudrez pas, j'espère : j'ai été obligé de vous enlever vos vêtements mouillés. Ils sèchent. Et j'ai fait du thé. Vous pourrez le boire ? Elle hocha la tête. Quand il fit mine de se lever, Meg le retint, cependant : elle n'avait pas vu de visage amical depuis longtemps...
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— Vous avez beaucoup de soleil ici, fit-elle remarquer en désignant la grande baie vitrée. — La maison a été bâtie pour capter l'énergie solaire. Une marotte du propriétaire... — Elle n'est pas à vous ? — Non. Je l'ai louée pour la période de Noël. J'avais besoin d'un endroit pour rédiger ma thèse. — Ah, Noël... C'est dans combien de temps ? — Allons, d'où sortez-vous ? demanda son sauveur incrédule. — Avant de m'évanouir, dit-elle au lieu de répondre, je vous ai entendu parler d'un... d'une... — Une autoneige. Vous l'avez aperçue dehors et vous m'avez questionné. Sans elle, je n'aurais pas pu arriver ici. Les chasse-neige ne montent pas. — Je sais, déclara Meg avec un maigre sourire. Chris, pouvez-vous me conduire en ville ? Tout de suite. Aujourd'hui. Vous n'aurez pas besoin de rester : vous me déposerez et vous remonterez ici. — Aujourd'hui ? Ce serait faisable, mais... C'est vraiment urgent ? Que se passe-t-il, à la maison Egan ? Pourquoi n'utilisez-vous pas leur autoneige ? — Mon... Elle s'interrompit : il ne voudrait peut-être pas lui venir en aide s'il la savait mariée... — Mon ami n'en a pas. Nous nous sommes querellés, et je veux partir. Vous voulez bien m'emmener ?
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— Comment-vous appelez-vous ? Meg. Meg Somers. Vous m'emmenez, Chris ? — D'accord. Mais je ne vous laisserez pas à Brennan's Pass. Je vous conduirai dans un endroit où vous pourrez passer la nuit. Je vais voir si vos affaires sont sèches, ajouta-t-il en se levant. Meg ne répondit pas. Elle s'était endormie. Elle crut avoir rêvé la plainte aiguë, semblable à celle d'une scie électrique. Ouvrant les yeux, elle vit son hôte, à côté d'elle. Le bruit cessa brusquement. — Je vais voir qui c'est, marmonna Chris. Blottie bien au chaud dans les couvertures, la jeune femme se rendormit. Elle ne perçut ni le grincement de la baie vitrée qui coulissait ni l'échange de paroles qui suivit au-dehors. Le son d'une paire de bottes sur les marches métalliques la réveilla, cependant. Elle ouvrit les yeux juste à temps pour voir la tête de Simon apparaître dans l'ouverture. Le vent avait ébouriffé ses cheveux. Ses traits étaient crispés par la colère, ses yeux presque noirs. Il entra dans la pièce avec un rugissement étouffé. — Espèce de petite idiote ! Qu'est-ce qui vous a pris, de vous lancer dans une équipée aussi stupide ? Vous auriez pu mourir de froid, dans la neige ! J'ai découvert votre disparition il y a à peine un quart d'heure et je ne savais pas depuis quand vous étiez partie, ni comment, ni... ce qui avait pu se passer ! Les raquettes étaient encore là... Au début, je ne pouvais pas y croire... J'ignorais que ce chalet
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était occupé et je... Je serais capable de vous battre comme plâtre, après la frayeur que vous m'avez faite ! Tout en parlant, il arpentait la moquette. Tirée du sommeil de l'épuisement par la violence de ses propos, Meg s'était recroquevillée dans son lit. Mais, par degrés, elle se rassura : il n'avait pas l'intention de la toucher ; sa rage venait en grande partie de la peur. Elle humecta ses lèvres sèches. — Il a une autoneige, articula-t-elle d'une voix enrouée. Il peut redescendre de la montagne... Simon se figea. Un éclair de surprise passa dans ses yeux, avant de céder de nouveau place à la fureur. — Et alors ? J'en ai une, moi aussi. Mais vous n'irez nulle part. Vous rentrez à la maison. Comme pour devancer son envie d'appeler à l'aide, il pencha sur elle un visage menaçant. — Si vous essayez de mêler ce garçon à notre histoire, il lui en coûtera ! émit-il entre ses dents. Et maintenant debout ! Partons d'ici avant qu'il ne vous vienne d'autres idées brillantes ! Tirant les couvertures, il découvrit alors sa demi-nudité. La rage réduisit ses yeux à deux fentes étroites. — Dieu ! Ainsi, voilà comment vous comptiez le remercier ! J'avais bien remarqué son air coupable... Vous ne lui avez même pas dit que vous étiez mariée, n'est-ce pas ? — Monsieur Egan ! J'apporte les vêtements de... de Mme Egan !
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Apparemment, Chris se disposait à monter. Simon se dirigea vers l'escalier. — Restez en bas : je viens les chercher !... N'oubliez pas ce que je vous ai dit, lança-t-il à Meg avant de descendre les marches quatre à quatre. Frissonnante, elle se blottit de nouveau sous les couvertures. Elle était trop lasse, trop désemparée pour réfléchir. La menace de Simon l'avait comme paralysée. Elle ne pouvait entraîner Chris dans ce gâchis... A travers une sorte de brume, la jeune femme entendit la voix âpre de son mari : — Je vous suis reconnaissant de ce que vous avez fait, mais je suis capable d'habiller ma femme, merci. La même voix, plus basse, grommelait maintenant : — Meg, je vais être obligé de vous faire couler de la neige dans le dos. Elle s'était encore endormie ! Elle rouvrit les yeux sur le visage proche du sien. Les traits durs s'étaient adoucis. Un petit muscle tressaillit au coin des lèvres. Simon reprit : — J'ai fait tout le reste mais je ne peux pas vous enfiler votre veste si vous ne vous redressez pas. Meg regarda autour d'elle ; elle était toujours allongée sur le matelas. Simon disait vrai : il l'avait entièrement rhabillée, mis à part sa veste, ses gants et son bonnet. Elle s'assit, introduisit docilement les bras dans les manches de la veste. Il remonta la fermeture à glissière tandis que la

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jeune femme se laissait aller contre son épaule. Quand il eut fini de lui enfiler ses gants, elle dormait. Elle se réveilla sous les coups de fouet du vent. Elle était sanglée dans une autoneige qui la ramenait vers la maison. Son faible gémissement de protestation se perdit dans le vrombissement du moteur. Elle était toujours éveillée quand Simon s'arrêta devant la véranda, à l'arrière du chalet, où la neige avait été déblayée. Simon souleva Meg dans ses bras, la déposa sur le plancher affaissé pour aller remiser le véhicule dans la grange. Sur des jambes vacillantes, elle gagna la cuisine, se débarrassa d'une partie de ses vêtements. Elle essayait maladroitement d'enlever ses bottes lorsque Simon entra. Il s'agenouilla pour la déchausser. — Aimeriez-vous boire un thé ? demanda-t-il. — Je voudrais dormir, marmonna-t-elle dans un bâillement. — C'est probablement ce dont vous avez le plus besoin. Si j'en crois Turner, vous êtes tombée dans les bras de Morphée à peine arrivée chez lui. — D'après vous, j'avais l'intention de le séduire, murmura Meg, non sans rancœur. Sans répondre, il la transporta à l'étage. Elle eut vaguement conscience d'être dépouillée de son jean et de sa chemise de flanelle encore un peu humides, avant de se retrouver dans son lit. Elle frissonna au contact des draps froids. Elle entendit Simon se déplacer bruyamment dans
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la chambre, ouvrir des tiroirs, grommeler quelque chose à propos d'une chemise de nuit. Il rabattit les draps au moment où la couverture électrique commençait à réchauffer Meg. Elle protesta en repoussant ses mais. Il se mit à rire. — Oh, très bien, si vous tenez à coucher nue... Il réalimenta le feu, puis elle le sentit glisser quelque chose à son doigt. — Voilà de quoi détromper Turner. Ou toute autre personne qui pourrait se poser des questions. Elle cherchait encore à comprendre quand elle se rendormit... Elle rêvait. Un rêve merveilleux, tel qu'elle n'en avait jamais connu dans sa vie. Elle était de retour en Floride, étendue sur un sable délicieusement tiède, sous un chaud soleil, et Simon la couvrait de baisers légers. Sous la subtile tendresse de ses caresses, elle se cambrait, gémissait de plaisir. Ses lèvres avides cherchèrent celles de son mari... Il répondit avec ardeur à son baiser, et le choc la réveilla. Ce n'était pas un rêve. Elle était nue dans son lit, et les mains de Simon exploraient tout son corps. Il était nu, lui aussi. Leurs regards se croisèrent. Meg eut un mouvement de recul devant le désir qu'elle lut dans les prunelles sombres. — Que... que faites-vous là ? articula-t-elle péniblement. L'amusement creusa un éventail de petites rides au coin des yeux de Simon ; sa bouche ébaucha un sourire.
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— Tu ne te rappelles pas ? Tu étais gelée et tu m'as supplié de venir dans ton lit pour te réchauffer. — Ce n'est pas vrai ! s'indigna Meg. Je m'en souviendrais si... Vous mentez ! Sortez de mon lit ! — Pas question. Détends-toi, ma douce. Epouvantée, furieuse, elle se mit à lui marteler la poitrine de coups de poing. Il lui captura les deux mains sans effort. — Lâchez-moi ! hurla Meg. Vous vous trompez du tout au tout ! Espèce de mufle ! — Pas question, répéta Simon. J'ai décidé de recouvrer mes créances. Je veux ma part de ce que tu as si généreusement distribué à tant d'autres. Elle s'empourpra de rage. Ses yeux verts étincelaient. — Vous êtes ignoble, Simon Egan ! Ah, votre esprit malfaisant va bien avec vos promesses hypocrites ! Vous aviez promis que vous ne me toucheriez pas ! Les pommettes saillantes rougirent légèrement, mais il ne la libéra pas. — Je n'ai rien promis. J'ai simplement dit que tu ne me faisais pas envie... à ce moment-là. J'ai changé d'avis. L'hiver va être long et dur, ma douce, alors nous allons le passer ensemble. Comme mari et femme ! C'est ce que tu désires, ne prétends pas le contraire... — Maudite brute ! Vous n'aurez rien... je ne donne rien à aucun homme et encore moins à-quelqu'un de votre

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espèce ! Après m'avoir traitée de prostituée, vous n'allez pas profiter de la situation en me violant ! — Qui a parlé de viol ? émit Simon avec un évident plaisir. Il y a encore un instant, tu étais prête à l'abandonner. Allons, détends-toi... Meg se débattit de nouveau, en vain. — Lâchez-moi ! haleta-t-elle. Il se contenta de rire. Elle réagit avec violence, luttant furieusement jusqu'au moment où elle comprit qu'elle s'épuisait inutilement; Elle s'avoua alors vaincue dans un sourd gémissement. Lentement, Simon lui lâcha les mains, l'attira entre ses bras, lui prit les lèvres. Les paupières closes, elle subit son baiser. Il entreprit de la caresser langoureusement, et elle ne put maîtriser la réaction de son corps. — Regarde-moi, murmura-t-il. Je veux voir tes yeux. Comme hypnotisée, elle obéit. Ses prunelles vertes étaient emplies d'une étrange lumière. Sur un petit grognement de satisfaction, Simon reprit ses caresses savantes, jusqu'à ce qu'elle émit une plainte étouffée. Il sourit. — Dis-le, chère petite sorcière. — Dire quoi ? s'enquit lentement la jeune femme. — Que tu me désires. — Non !î Je... je ne... — Tu mens.

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Dans sa voix perçait une pointe d'amusement. Ses mains, ses lèvres parcouraient maintenant le corps de Meg tout entier. Secouée de frissons de plaisir, elle s'agrippa à ses cheveux, cria son nom dans un sanglot. Il referma ses bras sur elle, la berça tendrement. — Doucement, mon ange roux, doucement. Elle s'accrochait frénétiquement à lui. II l'embrassa sauvagement. — Et maintenant, me désires-tu ? chuchota-t-il. — Oui.. Oui, Simon... Je vous en prie... Meg s'éveilla par degrés ; elle prit conscience de la tête masculine reposant au creux de son épaule, du poids d'un bras en travers de ses hanches, du rythme régulier d'une respiration. Elle ouvrit les yeux. Lorsqu'elle voulut bouger, des doigts tièdes lui saisirent soudain le menton, la forçant à tourner la tête. Les paupières de Simon étaient encore alourdies de sommeil, mais son regard était clair, pénétrant. — Que le diable m'emporte ! lâcha-t-il à mi-voix. Je ne m'attendais certainement pas à découvrir une vierge de vingt-quatre ans, Margaret ! Il lui était arrivé parfois, au début, de l'appeler Margaret. La jeune femme se trouva brutalement ramenée au présent, à l'aventure qui avait commencé en Floride et qui semblait destinée à s'achever au sommet d'une montagne du Colorado.
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Cinq ou six répliques lui vinrent à l'esprit, mais elle finit par répondre avec amertume : — Ne me dites pas que vous éprouvez des remords ? Il parut réfléchir sérieusement à sa question. — Non, admit-il gaiement. Pas le moindre. Toutes sortes d'idées se bousculent dans mon esprit, je l'avoue, mais pour l'instant, je les garderai pour moi. Eclaire-moi seulement sur un point, veux-tu ? Comment diable as-tu fait pour soutenir l'intérêt de Tony sans perdre ta virginité ? Meg se raidit et demanda d'un ton sarcastique : — Vous avez sûrement une réponse. Vous savez tout... — Tu as du t'entourer d'un écran de fumée, fit-il avec un sourire cynique, pour amener Barbara à renoncer à lui. Néanmoins, je ne comprends toujours pas. Tu avais réussi à affoler Tony. Or tu n'es pourtant pas son type. J'aurais cru qu'il était le dernier homme au monde à se laisser berner par une petite intrigante. Elle ébaucha un mouvement pour le gifler ; il lui attrapa la main, presque nonchalamment. — Je me suis complètement trompé sur toi, reprit Simon pensivement. Je t'avais imaginée semblable à toutes les femmes qui attirent Tony et j'avais construit mes projets de vengeance là-dessus. Celles qu'il appréciait auraient cru se trouver en enfer dans un isolement aussi total, contraintes à s'acquitter de besognes pénibles. Mais tu n'as pas élevé de protestations, tu as même paru considérer ça
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comme un défi à relever. Ça m'a intrigué, je le reconnais. Je vais devoir me remettre à réfléchir. Il existe sûrement un moyen d'atteindre ce froid petit cœur. Dans un vertige de haine, Meg le dévisagea d'un air farouche. — Jamais vous ne l'atteindrez, Simon Egan, déclara-telle. S'il y a dans cette maison un cœur froid, c'est le vôtre, pas le mien ! Vous devriez être mis en prison, sous l'inculpation d'enlèvement, de viol... — Non, pas de viol, ma chérie. Je t'ai distinctement entendue me supplier de te prendre... En fait, c'est peut-être la bonne solution. Il se releva sur un coude. Son visage tout proche de celui de Meg, il murmura : — C'est toujours meilleur la seconde fois...

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8.
Lorsque Meg s'éveilla de nouveau, c'était le matin. L'empreinte d'une tête sur l'oreiller voisin suffit à lui rappeler ce qui s'était passé. Frissonnant au souvenir de son abandon, elle s'enfouit sous les couvertures, rouge de honte en se rappelant sa docilité d'esclave. Qu'allait-il arriver maintenant ? Elle répugnait à retrouver son mari, à affronter son regard averti, néanmoins la faim finit par l'arracher à son lit. La veille, évidemment, ni l'un ni l'autre n'avait songé à regarnir les feux. Mais le fourneau de la cuisine ronronnait, diffusant une bienfaisante chaleur dans la pièce. Simon avait déjà préparé le café, et des tranches de bacon rissolaient dans la poêle. Apparemment, il s'était douché et habillé au rez-de-chaussée. Meg détourna les yeux de la poitrine musclée révélée par sa chemise ouverte. Ses narines aspirèrent une bouffée de la lotion à l'arôme pénétrant dont il usait. Là nuit précédente, elle avait baigné dans cette odeur. Toute une série d'images lui vinrent à l'esprit ; elle battit des paupières.
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— Tu veux ton petit déjeuner ? demanda Simon. — Je le ferai moi-même. C'est mon travail. — Assieds-toi, ordonna-t-il, ignorant sa remarque. Il posa devant elle une grande tasse de café, fit glisser dans une assiette des œufs au bacon. Une autre assiette pleine était restée au chaud à l'arrière du fourneau. Simon mit des tranches de pain dans le toasteur avant de s'asseoir en face de sa femme. Ni l'un ni l'autre ne disait mot. Tendue, Meg commença à manger. Simon, lui, semblait parfaitement à l'aise, le visage serein, reposé. Il finit son repas avant elle. Faisant basculer sa chaise, il l'examina alors d'un air amusé. — Tu ne vas pas bouder simplement parce que je t'ai fait avouer que tu avais envie de moi ? J'ai pris grand plaisir à notre nuit, ajouta-t-il d'un ton moqueur. Elle faillit s'étrangler. Il la provoquait ! Un instant tentée de lui lancer au visage le contenu de la cafetière, elle se ravisa : il n'attendait que ca. Le mieux était de ne pas tenir compte de ses paroles. Il l'observait toujours, Sans doute avait-il surpris l'éclair de fureur dans ses yeux, son effort pour se contenir. Du même ton taquin, il s’enquit : — Où as-tu trouvé les raquettes ? Elle leva les yeux. Inutile de mentir... — Dans le grenier. Simon ta gratifia d'un sourire.

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— J'avais oublié le grenier. Y a-t-il là-haut d'autres objets intéressants ? — Des skis, répondit Meg avec un regard hautain. — Eh bien, heureusement que tu as renoncé à t'en servir ! Elle lut un avertissement dans les yeux sombres : un châtiment sérieux l'attendait, si elle osait ce genre de tentative. — Veux-tu apprendre à skier ? La jeune femme réfléchit, soupçonnant là un piège, — Et si je me sauvais, quand je saurai me servir dès skis ? — Pas de danger ! Le peu que tu apprendras suffira à te convaincre de tes limites. D'ailleurs, tu n'iras plus nulle part. J'y veillerai désormais, je garderai l'œil sur toi; Je vais transporter ma machine dans le salon : tu ne pourras plus filer pendant que je travaillerai. J'ai déjà monté le thermostat pour éviter d'avoir à couper du bois. Celui qui est débité durera bien jusqu'au départ. Et quand je sortirai, tu m'accompagneras. Le reste du temps, la porte d'entrée sera fermée à clé... D'autres questions ? Le visage impassible, Meg haussa les épaules. — Ah, j'oubliais quelque chose... Dorénavant, nous partagerons ta chambre. Cette fois, elle ne put contenir son indignation.

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— Vous... vous ne pouvez pas faire çà. Je ne vous le permettrai pas... D'ailleurs, n'aviez-vous pas prévu de me faire souffrir d'un désir inassouvi ? Le sourire de Simon s'élargit. — Inutile de me punir en même temps. — Jamais je ne vous le pardonnerai ! Je vous haïrai jusqu'à mon dernier souffle. — Tu me l'as déjà dit et répété. Mais, avant la fin de notre séjour, tu chanteras une autre chanson... La frontière entre la haine et l'amour est presque indéfinissable. Je sais maintenant comment caresser ta fourrure, petite chatte, et je pense pouvoir te faire ronronner. A ce moment-là ma vengeance sera totale. Elle sentit la peur lui étreindre le cœur. — Vous… vous êtes fou ! balbutiait-elle. Si vous croyez que je vous laisserai reposer la main sur moi, après tout ce que j'ai enduré ! — Tu me supplieras de nouveau, ce soir-même. Quand je t'entendrai mendier mon amour comme tu as mendié mes caressés, la nuit dernière, alors, pour moi, les comptes seront réglés. — Vous devez me prendre, à tort, pour une masochiste, articula péniblement la jeune femme. — Non, je commence seulement à comprendre comment fonctionné ton petit esprit insensible. Tu perds tout contrôle sur lui, quand ce corps parfait prend le dessus. Et ce corps, mon ange, réagit admirablement au mien.
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Meg se leva brusquement : les mains tremblantes, elle débarrassa la table. Devant l'évier, le dos tourné, elle lança d'une voix aiguë : — Cette discussion est superflue ! Vous aviez parlé, je crois, de m'apprendre à skier ? Plus que jamais, elle avait besoin d'un moyen d'évasion ! — Ah, ça t'intéresse toujours ? Oh, oui ! se dit-elle. La guerre, entre eux, était maintenant entrée dans une seconde phase... A sa grande surprise, la leçon de ski fut un plaisir. Peutêtre parce que Simon avait abandonné son ton moqueur; plus blessant pour elle qu'un antagonisme déclaré. Il la traitait comme aux premiers jours, en Floride : comme s'il appréciait sa compagnie. Ou peut-être était-ce l'effet du grand air : elle n'était guère sortie, depuis son arrivée. En revenant, Simon lui montra des traces de chevreuils dans la neige. Presque chaque jour, lui dit-il, quand il coupait le bois, il les voyait s'approcher. — Ils sont curieux mais craintifs: Un peu comme toi... La montagne leur a longtemps appartenu, et, naturellement, ils se montrent prudents à l'égard des humains qui sont maintenant parmi eux. Voilà pourquoi mon grandpère a voulu conserver ce site dans son état primitif. Quand mon père a émis l'idée d'établir ici un grand complexe avec pistes de ski, chalets, hôtels et le reste, grand-

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père a refusé. C’est pourquoi grand-mère et lui m'ont légué la propriété. Mon père en a été furieux ! — Est-ce la raison pour laquelle vous écrivez sous le nom d'Egan ? — Non, ça C'est à la suite d'une autre querelle... cette fois, entre mon père et moi. Il refusait de m'accorder l'année dont j'avais besoin pour savoir si j'étais capable d'écrire. Il voulait me voir entrer dans l’entreprise familiale. Mon père était un homme très dominateur… — Vraiment ? fit Meg, ironique. Comme vous. — Pas le moins du monde. Jamais je n'imposerais ma volonté à mon propre enfant... Bref, ma grand-mère m'a alors offert de me réfugier ici. Elle a fait installer le calorifère et m'a abandonné le chalet. J'y ai passé un hiver, seul ; et j'ai écrit mon premier roman. Il y a dix ans de ça; et, depuis, le chalet est resté inoccupé, car ma grand-mère est morte ce printemps-là. Dix ans ! Le roman de ce jeune homme de vingt-cinq ans avait connu un immense succès commercial. L'adaptation cinématographique avait été aussi bien accueillie. On revoyait encore le film à la télévision. Au cours des jours suivants, une trêve fragile s'établit entre les deux jeunes gens, préférable à la haine silencieuse des premiers temps. Simon travaillait maintenant dans le salon et maintenait fermée à clé la porte de sa chambre, sauf lorsqu'il utilisait la radio, les lignes télépho– 136 –

niques n'ayant pas été rétablies. Meg vit le placard dans lequel se trouvait l'appareil, cependant, elle n'eut pas l'occasion de s'en approcher. Elle aurait aimé pouvoir appeler Chris pour le remercier de sa gentillesse ; toutefois, elle n'avait plus le même désir brûlant de quitter son mari. L'hostilité qui subsistait entré eux explosait parfois en propos furieux, mais à d'autres moments, ils se retrouvaient en harmonie. L'idée de la couverture en patchwork amusa Simon ; il révéla à sa femme des détails sur la vie de sa grand-mère qu'elle pourrait utiliser pour son ouvrage. Néanmoins, chaque soir, leur lit devenait le théâtre d'un véritable drame. Pour démolir les barrières qu'élevait Meg afin de se protéger, Simon usait d'une tactique de séduction particulièrement efficace : un seul baiser, une caresse, et elle s'accrochait à lui, le corps tendu comme un are, Mais cela ne lui suffisait pas. II voulait la subjuguer totalement, la pousser à s'humilier avant de satisfaire son désir. — Simon, je t'en prie, ne me force pas à te le dire... suppliait-elle. Il effleurait sa bouche de ses lèvres. — Mais je tiens à l'entendre, ma douce.. — Je... j'ai envie... de toi... Elle évitait le regard sombre qui semblait la fouiller jusqu'au fond de l'âme. — Encore. Il interrompit ses caresses.
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— Je t'en supplie... — Ah ! Pour la première fois dans ta vie de petite tricheuses, tu éprouves une émotion vraie. Tu me désires comme je te désire, déclara-t-il ce soir-là. — Ce n'est pas ça. murmura Meg avec effort. Je ne sais pas ce que c'est, mais ce n'est pas ça. — Ce n'est certainement pas de l'amour, répliqua Simon avec un mépris qui salissait le souvenir des sentiments qu'elle avait naguère ressentis à son égard. Elle fit mine de lui tourner le dos, mais, la ramenant sans peine vers lui, il la prit avec violence, comme s'il avait besoin de se prouver quelque chose... A l'approche de Noël, il se remit à neiger. Avec ses rideaux tirés, son feu dans la cheminée, la chambre de Meg devenait un nid chaud et confortable. Simon avait décidé de s'accorder un peu de repos. Ils passaient la journée à lire ou, quand la jeune femme cousait, à écouter la radio. S'ils avaient faim, l'un d'eux descendait à la cuisine, remontait avec un plateau. Ils faisaient l’amour avec douceur, avec tendresse, et Meg n'avait jamais été aussi heureuse. Elle se savait de nouveau amoureuse de Simon. Ou, plus probablement, son amour n'avait jamais été tué. Il lui arrivait d'être dangereusement près d'oublier pourquoi elle se trouvait dans, cette maison. La vengeance de Simon serait accomplie le jour où il l'entendrait, entre ses bras,

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lui avouer qu'elle l'aimait. Elle le savait, et ses lèvres demeuraient scellées ; elle laisserait parler son corps. Vint la veille de Noël. Tout le jour, la radio avait diffusé de la musique de circonstance. Pourtant; Simon ne parut pas y prêter attention jusqu'au moment où Meg mentionna la date. Ils allaient sortir inspecter les mangeoires destinées aux oiseaux. — Tu as raison, dit-il, après avoir consulté son calendrier. Veux-tu un sapin ? — Un arbre de Noël ? — Pourquoi pas ? sourit-il. C'est la coutume. Le vent ce jour-là était glacial, et le masque de ski de Simon était couvert d'une pellicule dé givre quand il rentra avec le petit sapin. Meg sortit une dinde du congélateur, confectionna une tourte au potiron. Dans la soirée, ils garnirent l'arbre de rubans de papier d'aluminium et de guirlandes de maïs grillé. Lorsque la jeune femme partit se coucher, son mari s'installa devant sa machine à écrire. Le lendemain matin il lui fit la surprise de lui offrir un cadre construit de ses mains, pour y tendre sa couverture piquée. Les compliments et les exclamations de Meg parurent l'amuser. — Je l'ai fabriqué en même temps que le support pour le sapin, et la nuit dernière, je l'ai poncé et verni : je me suis rappelé celui de ma grand-mère. Il ne fut pas question du cadeau qu'elle lui avait un jour offert avec tout son amour, pour le voir dédaigné. Mais elle
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se demanda si c'était ce souvenir qui avait poussé Simon à lui donner ce présent. Fin janvier, le froid augmenta encore. Simon entretenait constamment le feu dans le salon et dans leur chambre. II mettait les bouchées doubles pour achever son roman. Jamais il n'en parlait, cependant, il devait approcher de la fin. Cette fin, Meg la redoutait : leurs relations en seraient certainement changées. De son côté, elle avait terminé plus de la moitié de sa couverture. Elle avait fait appel à ses talents de dessinatrice pour créer de ravissants tableaux. Durant toute une semaine, la température s'adoucit juste assez pour leur permettre d'aller remplir les mangeoires des oiseaux. Simon avait planté l'arbre de Noël dehors, et il y avait suspendu des boulettes de graisse de bœuf. Il n'en restait plus rien. Dans l'une des mangeoires, Meg découvrit une marmotte qui volait de la nourriture A sa vue, la petite bête agita la queue avec une indignation frénétique. Au son du rire inattendu de la jeune femme, Simon tourna brusquement la tête. Lorsqu'ils rentrèrent, il la prit parla main et l'entraîna dans le salon. Meg y avait accroché les rideaux de peluche rouge, son mari avait descendu un tapis du grenier ; ce n'était plus la pièce où il l'avait si cruellement rejetée, le soir de leur mariage. D'ailleurs, elle n'y songea pas, quand il là dépouilla lentement de ses vêtements. Il déposa sur ses lèvres une série de baisers légers, passa à ses pau– 140 –

pières, à son front. Ses mains, délicatement, lui caressaient le visage, il prit ensuite un peu de recul pour mieux Contempler les cheveux aux reflets flamboyants les yeux verts fixés sur lui, mystérieux comme ceux d'un chat. — Déshabille-moi, commanda-t-il d'une voix rauque. Timidement, rougissante, elle obéit, les paupières baissées, les mains tremblantes. — Tu es une petite sorcière, le sais-tu ? As-tu la moindre idée de l’effet que tu as sur moi ? Il l'attira sur le tapis, s'empara de ses lèvres en un long baiser. Pour la première fois, Meg oublia sa réserve, sa peur, le caressant de sa propre initiative. Il lui répondit avec toute l'ardeur qu'elle lui connaissait. Lorsqu'ils se retrouvèrent l'un contre l'autre, emplis d'une bienheureuse lassitude, elle le vit lui sourire tendrement et; spontanément, les mots lui vinrent aux lèvres : —Je t'aime Simon... Elle aurait été incapable de les retenir mais, instantanément, elle reconnut son erreur. Il ne fit pas mine de l'avoir entendue. Se levant, il alla chercher une couverture et revint l'enrouler autour de leurs corps, devant le feu. Presque aussitôt, Meg s'endormit dans ses bras. A son réveil, elle était seule. Elle perçut la voix de son mari derrière la porte close de la chambre : il appelait la station forestière, comme chaque jour. Elle se rappela son aveu, se maudit pour sa stupidité. Vivement,

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elle se rhabilla, Simon sortit de sa chambre et se mit au travail, sans même lui accorder Un regard. Un peu plus tard, la jeune femme se demanda comment elle en était venu à lui déclarer son amour. Il aurait été si simple de se taire... Ainsi, elle aurait pu continuer à vivre avec lui. Car c'était là son seul désir, elle le savait maintenant. Simon passa devant sa machine le reste de la journée ; aux repas, il desserra à peine les dents: il travaillait toujours lorsque Meg monta se coucher. À l'aube, il ne l'avait pas rejointe. Elle comprit alors que tout était fini : les comptes étaient réglés. Il avait remporté la victoire. Meg, cependant, avait également l'impression d'en avoir remporté une. Auparavant, elle avait été semblable à un être atteint d'une terrible blessure grangreneuse. A présent, l'abcès était vidé. La haine l'avait rongée, l'avait rendue dure, cruelle. Aujourd'hui, elle était guérie. Elle ne regrettait pas son amour pour Simon : elle s'en sentait fortifiée; Peut-être avait-il trouvé, lui aussi, une sorte de paix : elle le souhaitait.

Les deux jours suivants, Simon travailla comme un fou. Le roman terminé, elle le savait, il serait prêt à quitter la montagne pour procéder au divorce. Le matin du troisième jour, Meg s'éveilla au bruit d'une autoneige. Elle sauta du lit au moment où le véhicule s'ar– 142 –

rêtait devant le porche. En toute hâte elle enfila sa robe de chambre, ses pantoufles fourrées et dévala l'escalier en courant. La porte d'entrée était fermée à clé. Par la fenêtre, elle vit Simon. Le dos tourné, il parlait aux deux occupants de l'autoneige. Il tendit un paquet au conducteur : son manuscrit, sûrement. Une coûteuse valise était posée au bord.de la véranda. Les yeux de Meg se fixèrent sur la passagère que son mari aidait à descendre. L'autoneige repartit à vive allure. Simon souleva dans ses bras sa visiteuse qui ôta en riant son bonnet tandis qu'il la transportait jusqu'au porche. Elle rejeta en arrière sa longue toison d'or rouge. C'était Carol.

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9.
Quand elle entra, on aurait dit un modèle pour une affiche publicitaire de voyage en Suisse, avec la neige qui lui poudrait les épaules, l'éclat de ses joues et de ses lèvres. A la vue de Meg, elle courut se jeter à son cou avec un petit cri de joie. — Oh, Meg, ma chérie, c'est merveilleux de te revoir ! Je m'ennuyais tellement de toi ! Je croyais ne plus jamais te retrouver ! Elle s'écarta, battit des paupières sur ses larmes et se tourna vers Simon avec un rire confus. — Regardez-moi ! Une véritable petite idiote ! Mais... je ne peux m'en empêcher ! Elle revint à sa demi-sœur. — Oh, Meg, n'est-ce pas magnifique i toute cette neige ? Depuis mon arrivée au Colorado, je fais des boules de neige et je gambade comme une gamine ! Elle était bien réelle. Elle se comportait, elle parlait comme le faisait Carol... quand elle voulait impressionner quelqu'un. Simon, en l'occurrence, Meg le comprit.
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Elle le regarda. Il observait la jeune fille avec un sourire indulgent, et Meg sentit le cœur lui manquer. — Que fais-tu ici ? s'enquit-elle. — Mais c'est Simon qui m'a fait venir, voyons ! Carol se tourna de nouveau vers Simon, comme pour lui demander de tout expliquer. Avec son aide, elle s'était débarrassée de sa chaude pelisse. Elle portait un ensemble de laine bleu, étroitement serré à la taille et très ajusté sur les seins, libres de tout soutien-gorge. Elle avait changé de rouge à lèvre, constata Meg : celui-ci ne jurait pas avec la teinte de ses cheveux. Elle avait appris aussi à se maquiller plus discrètement les yeux. — Je peux vous appeler Simon, j'espère ? reprit-elle. Votre ami Sam m'a tellement parlé de vous. — Sam ? intervint Meg. — Sam McKay, mon avoué, lâcha Simon d'un ton bref. Tu ne le connais pas. Il n'a pas pu venir à notre mariage. Il observait toujours Carol. — C'est lui qui m'a amenée ici, dans cette délicieuse petite voiture. La jeune fille s'adressait à Meg mais regardait toujours Simon. Cette dernière murmura une excuse, se tourna vers l'escalier. Son mari l'arrêta. — Si tu faisais le lit de Carol ? — Oh non, je vais m'en charger, gazouilla la nouvelle venue, qui munie de ses bagages se dirigea vers l'escalier. Je ne veux être une charge pour personne. Sam m'a parlé
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de votre vie ici, et je... je trouve ça formidable ! Je meurs d'envie de prendre ma part de travail. Je ne sais pas couper du bois, Simon, mais, Meg peut vous le dire, les travaux ménagers ne m'ont jamais fait peur ! Je suis au moins capable de faire mon lit. Sans un mot, Meg pivota sur les talons, s'engagea dans l'escalier, suivie de Carol et de Simon, qui portait la valise. Elle alla droit au placard à linge, en sortit des draps, des taies d'oreillers, des couvertures. Passant ensuite dans la petite chambre, froide et nue sans rideaux ni tapis, elle posa le tout sur le lit et quitta la pièce. Pourquoi avait-il fait venir Carol ? Etait-ce la troisième phase de son châtiment ? Subitement, toute l'horreur de leur trahison la frappa au creux de son estomac ; elle se plia en deux, sous l'effet des nausées qui l'assaillaient. Dans un suprême effort, elle se contraignit au calme. Le front emperlé de sueur, elle se cramponnait au montant de son lit. Lentement, les nausées s'apaisèrent. Meg se redressa, se regarda dans la glace. Elle se sentait mieux mais elle était livide. Pourtant, elle ne prit pas la peine de se maquiller : cela lui arrivait rarement, et son mari aurait pu l'accuser de vouloir rivaliser avec la délicate beauté de sa demi-sœur. Elle nattait ses cheveux fauves quand on frappa discrètement à la porte. Carol entra timidement, la détailla d'un air inquiet. — Ecoute, Meg, tu es fâchée, je le sens, mais...
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— A mon avis, Carol, tu n'es pas qualifiée pour juger de mes sentiments. Réponds plutôt à ma question : pourquoi es-tu ici ? — Tu n'es donc pas au courant ? s'étonna la jeune fille, sincèrement surprise. — Pensais-tu que j'aurais envie de te revoir, étant donné les circonstances ? — A vrai dire... non, avoua Carol en rougissant. Mais comment aurais-je dû réagir quand cet homme, ce M. Selby, s'est présenté à moi ? Tu étais mariée, m'a-t-il dit, et ton mari l'avait chargé de me retrouver. J'ai cru, naturellement, que tu commençais à t'inquiéter pour moi. A mon arrivée à Denver, Sam est venu nous chercher à l'aéroport, M. Selby et moi, et il m'a acheté toutes ces merveilleuses toilettes. Il m'a également appris qui tu avais épousé. J'ignorais qui était Simon Egan : je ne lis pas beaucoup, tu le sais, ajouta-t-elle ingénument. Mais Sam m'a énuméré les titres de ses films. Alors j'ai pensé : cette chère Meg a fait ça pour moi, pour me donner ma chance ! Ses longs cils battirent coquettement, cependant elle dut saisir l'expression de Meg car elle enchaîna avec une trace d'affolement : — Personne ne m'a jamais laissé entendre que l'idée n'était pas de toi ! Posant sa brosse, Meg leva sur Carol un visage las.

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— Eh bien, tu sais à présent que c'était une initiative de mon mari. Quant à moi, je ne veux pas de toi ici. Tu peux commencer par dire à Simon... — C'est impossible, Meg ! J'étais dans le trente-sixième dessous, quand M. Selby m'a découverte. J'avais quitté Kit... ou plutôt, il m'avait mise à la porte. Je le trompais, prétendait-il, et… — C'était vrai ? Carol ne prit pas la peine de répondre. — Oh, Meg, j'espérais ne pas te retrouver aussi amère ! Pourquoi ne pas oublier le passé ? J'étais une gamine affolée qui ne savait plus de quel côté se tourner. Après tout, nous sommes sœurs ! Et maintenant, tu as réussi. Je l'avais prévu, rappelle-toi : j'étais un fardeau pour toi, je te l'avais dit. Une fois débarrassée de moi, tu as trouvé un mari, et... En fait, tu me dois tout ça ! affirma-t-elle. Par la suite, je t'ai cherchée partout, pour te demander de me pardonner. J'étais pratiquement à la rue quand cet homme s'est présenté à moi... — Tu n'as pas l'air d'avoir souffert, commenta froidement Meg. Le menton de la jeune fille trembla piteusement. — C'est parce que je suis allée dans un salon de beauté, à Denver ! Tout ce que je possède au monde est sur mon dos ou dans cette valise, et c'est l'argent de ton mari qui a tout payé ! Je n'avais plus rien : Kit avait tout vendu pour

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s'acheter de la drogue. Oh, Meg, j'ai été si malheureuse ! Tu ne vas pas me chasser, ce n'est pas possible ! Automatiquement, l'esprit dé Meg faisait un tri parmi les déclarations de Carol, en rejetait la moitié. Si Kit était un drogué, sa demi-sœur avait dû le savoir. Et sans doute l'avait-elle trompé, néanmoins, apparemment, elle avait passé de mauvais moments, Toutefois, si elle avait cherché Meg, ce n'était pas pour obtenir son pardon, mais de l'argent. Et maintenant, elle espérait bien profiter de la chance de son aînée. Carol n'avait aucune intention de partir, sauf si Simon en décidait ainsi. Or elle apprendrait vite qu'il n'en ferait rien, si elle jouait bien son rôle de petite sœur repentante et soumise. Elle allait s'enrouler autour de lui comme un chaton câlin et s'accrocher, de toutes ses forces avec ses petites griffes pointues. D'une certaine manière, il avait bien mérité ce qu'il allait récolter, songea amèrement la jeune femme. Quand elle lui avait dit la vérité, il ne l'avait pas crue... On allait voir comment il avalerait les mensonges de Carol. — Très bien, tu as gagné. Tu peux rester. — Merci ma chérie. Evidemment, la décision appartenait à Simon. C'est lui qui m'a fait venir, souligna-t-elle. Le message était clair : elle avait l'intention de rivaliser avec Meg pour obtenir l'attention de son mari. La jeune fille se détourna ; elle avait échangé ses bottes contre ses sandales dorées à talons aiguilles.

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— Tu parlais sérieusement à propos des travaux ménagers, j'espère ? lança Meg. Carol se retourna, l'air faussement indigné. — Mais naturellement ! «Naturellement ». C'était l'un des mots favoris de sa sœur, se rappela Meg. Naturellement, on faisait le ménage et la cuisine en ensemble de laine bleu et sandales dorées. Naturellement, on n'avait aucune intention de profiter de la complaisance d'une sœur... et encore moins du mari de celle-ci. Mais elle pourrait bien se heurter à un roc en la personne de Simon. Il s'attendrait à la voir travailler, or Carol n'avait jamais fait un lit, jamais lavé une assiette, et c'était la pire cuisinière au monde. Simon appréciait les bons petits plats, et Meg ne ferait rien; de plus que sa part des travaux ménagers. Dans la salle de bains, le passage de la nouvelle venue était déjà visible. Ses produits de maquillage, ses objets de toilette encombraient toute la place disponible ; une serviette tachée de rouge à lèvres traînait. Encore un jour ou deux, et elle aurait droit à une explosion de la part de Simon. Meg ne put réprimer un sourire. En bas, dans la cuisine, Simon buvait une tasse de café. — Tu veux ton petit déjeuner ? s'enquit la jeune femme. — Il est un peu tard... Tu es vraiment mauvaise, ajoutat-il d'un air sombre. Pourquoi ne t'es-tu pas montrée un peu plus chaleureuse avec Carol ?

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Sans mot dire elle gagna l'office pour sorti un rôti du congélateur. A son retour dans la cuisine, elle le laissa tomber dans l'évier, posa sur le robinet une main tremblante. Elle avait l'impression d'avoir été giflée et devait fournir un immense effort pour conserver une apparente indifférence. — Je ne veux pas d'elle ici, déclara-t-elle. Simon releva brusquement la tête. — C'est évident, mais tu vas pourtant supporter sa présence ! Sais-tu où Selby l'a découverte ? Ou bien t'en moques-tu ? Elle se vendait sur les trottoirs de Miami. Une fille comme elle ! — Oui, elle m'a dit que Kit l'avait mise dehors. — C'est là ta seule réaction ? C'est toi qui es responsable de ce gâchis ! Meg considérait le rôti d'un air morne. Elle avait eu tort de le sortir du congélateur : il était dur comme fer, et il faudrait le laisser longuement à four très doux. Quelqu'un devrait être là pour surveiller le fourneau, or elle s'en sentait incapable. Simon refuserait de s'en charger ; Carol, naturellement, ne saurait pas s'y prendre. Elle reprit la viande, la rapporta là où elle l'avait prise. Simon l'observait dans un silence agacé. — Tu m'as bien entendu ? demanda-t-il ironiquement. Savais-tu que ce Kit était un drogué ? Elle a tenu à partir avec lui...

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— C'est possible. Mais elle ne pouvait plus rester avec toi, après avoir appris ce que tu avais fait à Barbara ! Meg posa sur lui un regard incrédule. — Oh, je me suis entretenu par radio avec Selby et Sam. L'autre soir, quand j'ai appelé la station des forestiers, ils s'y trouvaient. Carol s'est confiée à eux... Alors, qu'as-tu à dire pour ta défense ? Brusquement l'estomac de la jeune femme se révolta. Elle jeta à son mari un regard affolé et, les deux mains sur la bouche, se précipita vers l'escalier. Elle parvint à la salle de bains juste à temps. Lorsqu'elle fut suffisamment remise pour prendre conscience de ce qui l'entourait, Simon, les sourcils froncés, lui tendait une serviette humide. Carol se tenait derrière lui. — Qu'as-tu donc ? questionna-t-il brutalement. — Je n'en sais rien. Je dois couver une grippe, émit Meg d'une voix faible. Va-t-en. — Pas question. Tu vas te mettre au lit, et ce n'est pas le moment de rester seule. Carol... — Non ! Je tiens à être seule et je n'ai besoin de personne pour me coucher. Assise sur le rebord de la baignoire, elle s'épongeait le visage. —Très bien, fit Simon calmement. Va te coucher. Cinq minutes plus tard, il la retrouva étendue dans son lit, le visage tourné vers le mur. — Va-t-en, murmura Meg.
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Pour toute réponse, il lui plaça un thermomètre entre lés lèvres, posa une tasse de thé sur la table de chevet. — Bois ça. Tu n'as rien pris depuis hier soir... Il reprit le thermomètre. — Mmm... Normal. Que se passe-t-il ? Tu es enceinte ? Elle se redressa, comme frappée par la foudre. — Non ! Certainement pas ! s'exclama-t-elle, horrifiée. Oh, mon Dieu, j'espère bien que non ! — C'est une éventualité qui m'était venue à l'esprit railla Simon. Si tu l'es, plus tôt nous le saurons, mieux cela vaudra. Tu t'en rends compte, sûrement ! La voyant paralysé d'horreur, il ajouta d'un ton irrité : — Bon, tu as la grippe ! Tu ferais bien de garder le lit aujourd'hui. Attends, je vais t'installer un peu mieux. Il fit un geste pour lui enlever son pull-over, au moment précis où elle levait les mains pour l'ôter. Leurs doigts se rencontrèrent, et ce simple contact suffit à réveiller toute l'hostilité de la jeune femme. Elle se mit à le frapper à l'aveuglette. — Non, non, ne me touche pas ! Je ne veux pas de ton aide ! Le visage assombri, Simon lui saisit les mains. — Très bien, petit chat sauvage. Je ne te toucherai plus. Si tu n'étais pas malade, je t'apprendrais les bonnes manières. Au cas où tu te ferais des idées, sache que je n'ai pas le moindre désir de te toucher, d'aucune manière. Et baisse un peu la voix. En principe, nous sommes en pleine
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lune de miel. Tu ne voudrais pas laisser croire à ta sœur que nous songeons déjà au divorce ! — Pourquoi pas ? rétorqua Meg. Ce serait la vérité... Tu ne vas pas revenir sur ta promesse, j'espère ? Après la façon convaincante dont j'ai joué mon rôle ! Après un silence, son mari lui prit le menton, la contraignit brutalement à le regarder. — Voudrais-tu dire que tu m'as menti, l'autre jour ? — Au risque de voir saigner ton amour-propre, je crains d'être obligée d'en convenir. Elle éprouvait une enivrante impression de pouvoir et tenait à le blesser. Il eut un lent sourire. — Tu mens, je le sais. Pourquoi ? — Comment peux-tu le savoir ? s'écria-t-elle. C'est l'orgueil qui t'empêche de me croire ! — Je sais tout de toi, mon ange. Tu es transparente comme le verre. Déroutée, frustrée, Meg le dévisageait. Il l'avait si souvent accusée de mensonge, quand elle disait la vérité ! Pourquoi se refusait-il maintenant à la croire, en un moment où c'était si important ? — Tu l'as toi-même fait remarquer : il a fallu une bonne comédienne pour duper Tony et Barbara. Et j'ai réussi ! Sois logique, Simon ! Je ne peux pas être si transparente pour toi, après avoir joué une telle comédie aux deux autres. Ou alors, ajouta-t-elle avec une subtile méchanceté,

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tu tiens à croire à mon amour parce que tu marches sur les traces de Tony ? Le sourire s'effaça instantanément du visage de Simon. — Otes-toi ça de la tête. Je sais très précisément où j'en suis avec toi, Meg. Il se pencha, lui ramena la couverture jusqu'au menton. — Profite bien de ta journée au lit, lança-t-il. La porte se referma doucement derrière lui. Il s'était exprimé clairement : il n'avait plus envie d'elle. Et, malheureusement, elle commençait à ne pouvoir se passer de lui.

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Epuisée par cette cascade d'émotions, Meg passa la journée au lit. Elle avait été stupide d'engager la bataille avec Simon, En quelques mots bien choisis, il avait su la punir. Pourquoi l'avait-elle attaqué ? Peut-être parce qu'il l'avait plongée dans le désarroi en suggérant qu'elle pouvait être enceinte... C'était une idée absurde. Meg jongla un instant avec des dates, finit par prendre un agenda, sur la table de chevet. Elle le feuilleta nerveusement, avant de retomber sur les oreillers. Oui, elle était enceinte ! Dieu, comment allait-elle le supporter ? Enceinte, et obligée de vivre avec Simon plein de ressentiment ! Du moins jusqu'au moment où l'enfant aurait légalement un nom. Elle connaissait assez bien son mari : il ne se déroberait pas à son devoir. Par la suite, elle resterait liée à lui par cet enfant non désiré ; il faudrait se quereller pour le droit de garde, l'argent, tous les détails sordides d'un divorce ! Elle ne pouvait envisager de plus cruel châtiment. Par bonheur, elle avait rejeté énergiquement sa suggestion ! Il l'avait crue. Et il ne saurait jamais la vérité, si elle parvenait assez tôt à lui échapper.

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Péniblement, la jeune femme repassa dans son esprit leur entretien. Qu'avait-il dit ? « Si tu l'es, plus tôt nous le saurons, mieux cela vaudra. » Qu'avait-il entendu par là ? Une interruption de grossesse ? Cette certitude l'envahit, la paralysa. Oter la vie à son bébé — l'enfant de Simon — lui faisait l'effet d'une obscénité. Elle croisa les bras sur son ventre en un geste protecteur. Non, jamais ! Mais Simon ne devrait rien savoir. Elle fit du regard le tour de la pièce, la trouva poussiéreuse, mal tenue. Elle n'avait pas envie de s'en occuper, pourtant, il le fallait. Simon ne devait pas-prendre conscience de son état. Meg se leva. La nausée avait disparu, elle le constata avec plaisir. Un peu plus tard, Carol passa la tête par l'entrebâillement de la porte. — Tu vas mieux, je vois ? Il y avait dans sa voix une nuance de désappointement. Surprise, Meg la regarda. — Un peu, oui, mais je vais encore me ménager. Vous allez devoir vous passer de moi, Simon et toi. Visiblement soulagée, Carol déclara précipitamment : — A mon avis, tu as raison. Repose-toi, je te monterai des plateaux. Nous avons joué au rami dans la cuisine, et Simon m'a parlé de Hollywood. Tu n'es pas encore assez bien, je pense, pour nous rejoindre, ajouta-t-elle vivement. Tu as peut-être quelque chose de contagieux.

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Le mystère s'éclaircissait : Carol essayait ses griffes sur Simon. Et lui ? La jeune femme ne l'aurait pas cru capable de supporter toute une journée la compagnie de Carol. Apparemment, elle ne l'ennuyait pourtant pas. Les hommes étaient d'étranges créatures... et, évidemment, Carol était ravissante. Meg la rassura ironiquement. — Ne t'inquiète pas. Je n'ai pas l'intention de venir troubler votre tête-à-tête. Elle se cantonna toute la journée dans sa chambre. Depuis la révélation de sa grossesse, elle restait comme engourdie. Simon avait sans doute fait venir Carol pour la punir, et il avait succombé à son charme, mais peu lui importait, à présent. Il pouvait séduire Carol... ils étaient fait l'un pour l'autre. Juste avant le dîner, sa sœur monta la voir. Meg se balançait dans son fauteuil à bascule, ses yeux rêveurs fixés sur le feu. Carol la dévisagea attentivement. — Tu n'as pas l'air malade le moins du monde ! — Je vais mieux, dit Meg avec un paisible sourire. — As-tu l'intention de descendre dîner ? s'enquit la jeune fille, déconcertée. — Mais oui, j'ai faim. Carol parut désemparée. De toute évidence, elle pensait que la présence de Meg allait lui mettre des bâtons dans les roues, en ce qui concernait ses relations aves Simon. — Tu ne te changes pas ?

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La jeune femme baissa les yeux sur son jean et son pullover puis remarqua enfin la toilette de Carol. Celle-ci portait une splendide robe de soie vert émeraude qui, quelque temps plus tôt, lui aurait valu une bonne pneumonie dans cette maison : une épaule était nue, l'autre uniquement protégée par un gros nœud. C'était une tenue ridicule pour dîner dans la cuisine d'un chalet parcouru de courants d'air glacés. — Non, répondit-elle, laconique. — Franchement, Meg, tu me stupéfies ! Vous avez passé quatre jours à Denver, Simon et toi, avant le mariage. Et, avec tout son argent, tu n'as pas trouvé mieux que ça ! Elle esquissa une grimace dégoûtée. — Tu fais vraiment tout pour perdre ton mari. Tu le sais, n'est-ce pas ? Tu ne le mérites pas ! — En tout cas, ce n'est pas moi qui aurai la chair de poule, railla Meg avec un haussement d'épaules. Carol rougit de colère. — Tant pis pour toi ! lança-t-ele avant de sortir. En entrant dans la cuisine, la jeune femme trouva le couvert mis pour trois, Simon se tenait devant le fourneau ; le visage coloré par la chaleur, il goûtait une sauce. A son habitude, il était en jean et pull-over noir. Sans doute venait-il de complimenter Carol sur sa robe : elle ajustait en riant le nœud de soie sur son épaule. — Tu te sens mieux ? demanda-t-il à sa femme. — Je n'en sais trop rien. Je vais attendre un peu.
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Carol la fit asseoir, s'activa à placer les serviettes, un pot d'eau sur la table. Elle aurait pu être la maîtresse de maison, et Meg une invitée courtoise. Cette dernière avait d'ailleurs l'impression d'être une invitée... non, un observateur, plutôt, qui, d'une retraite protégée, les regardait agir tous les trois. Tranquillement, elle mangeait son chili. Simon lui jetait sans cesse des coups d'œil inquiets, comme si elle l'intriguait. « Il doit se tourmenter, pour le cas où je serais enceinte» pensa Meg. « Il aurait horreur d'avoir un avortement sur la conscience... » Carol se sentait lésée. Toute la journée, elle avait eu Simon pour elle seule, et son flirt avec lui en était arrivé à un stade délicat. Il était trop bien pour Meg, songeait-elle, aussi se sentait-elle en droit de le lui enlever. Après tout, n'importe qui serait assez bon pour sa sœur. Simon, lui, était au-dessus du commun. Et Carol lui plaisait, elle n'en doutait pas. Elle l'avait vu poser sur elle des regards éloquents. A ses yeux, Meg venait tout gâcher ! Du moins Simon se conduisait-il comme il convenait. Il avait ouvert une bouteille de vin, et le verre de la jeune fille ne restait jamais vide. Meg avait refusé de boire ; elle observait sa sœur, avec un détachement qui finit par exaspérer celle-ci. D'autant plus que Carol qui supportait mal l'alcool, commençait à être ivre. Distraitement, Meg écoutait son mari amener adroitement son invitée à parler de son enfance. Comme toujours,

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Carol se fit passer pour la petite sœur indésirable, incomprise. Victime de la jalousie de son aînée. — Je m'en serais mieux tirée si Meg avait accepté que je sois adoptée à la mort de maman. J'avais onze ans ; j'aurais pu vivre chez des gens qui se seraient vraiment occupés de moi, qui auraient eu les moyens de m'élever comme il convenait. — Voyons, Meg avait dix-sept ans, à l'époque, n'est-ce pas ? — Oui. Elle était bien trop jeune pour prendre soin d'une enfant sensible comme moi ! se plaignit Carol. Quand l'assistante sociale l'a interrogée, a l'hôpital, elle a menti en déclarant que nous étions véritablement sœurs. Naturellement, on m'a laissée à sa garde. — Personne ne vous a demandé votre avis ? — Eh bien.., j'en ai parlé à Mme Neely, notre voisine. Meg étant malade, elle s'occupait de moi. Elle s'est mise en colère, m'a interdit de faire de la peine à Meg en lui disant que je ne voulais pas rester avec elle. Elle la trouvait merveilleuse et me reprochait toujours de ne pas lui être reconnaissante. Reconnaissante ! Parce que je devais vivre dans un logement infâme et me passer de tout... Tout ça à cause d'une promesse stupide faite par Meg à maman ! — Votre mère craignait peut-être que vous ne soyez placée chez des parents nourriciers, suggéra Simon. — Oh, il n'y avait aucun danger ! J'aurais certainement été adoptée par des gens riches : on me l'a toujours dit. A
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cause de ma beauté, vous comprenez. Je me suis parfois demandé si Meg avait agi ainsi pour me gâcher ma vie ! Meg avait déjà bien souvent entendu ce couplet. Carol, elle le savait, avait fini par croire à son conte de fées, à force de le raconter. Mais Simon... La jeune fille dût percevoir une ombre de scepticisme dans l'atmosphère, car elle eut un rire un peu incertain. — Evidemment, je ne peux vraiment pas lui en vouloir, reprit-elle. La pauvre chérie n'était plus dans son état normal, à l'hôpital. Elle avait fait une dépression nerveuse, vous savez. Carol leva son verre plein, but longuement, puis jeta un regard vers le visage impassible de son aînée. L'intérêt de Simon lui donnait de l'assurance. — Elle n'avait pas été blessée dans l'accident... commotionnée, c'est tout. Mais c'était elle qui conduisait, et maman a été tuée... Sans doute se sentait-elle en partie responsable de sa mort... La jeune fille marqua une pause, ses grands yeux innocents fixés sur Simon. — Personnellement, je ne lui en voulais pas, mais elle se reprochait de m'avoir rendue orpheline. Longtemps, elle n'a même plus voulu monter dans une voiture. Et jamais elle n'a repris le volant ! — Vraiment ? émit-il d'un ton soudain étrange. Elle lui décocha un rapide coup d'œil. Il observait

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Meg, qui contemplait d'un air détaché l'évier plein de vaisselle sale. Carol en fut irritée. Le regard de Meg contenait-il quelque démenti ? En réalité, la jeune femme était parvenue à les effacer l'un et l'autre de son esprit. Elle n'entendait plus les accusations de sa sœur. Le visage de Simon était seulement une tache indistincte. Où étaient les yeux tant aimés ? Soudain, sa bouche se fit plus nette, et, à la ligne dure de ses lèvres, elle comprit qu'il était furieux. Contre elle, sûrement : durant toute la soirée, il avait comblé Carol de flatteries. Se levant, elle dit poliment : — Si vous voulez bien m'excuser, je regagne ma chambre. Elle entendit la voix de Simon l'appeler, mais n'en poursuivit pas moins son chemin vers l'escalier.

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11.
Un quart d'heure plus tard, Carol frappait à la porte de la chambre de Meg. Celle-ci hésita, finit par lui ouvrir, — Je suis montée me changer, pour faire la vaisselle, dit la jeune fille. Simon m'attend en bas... A ton avis, vais-je lui plaire ainsi ? Meg baissa les yeux. Le décolleté plongeant du caftan découvrait une bonne partie des seins nus. Le vêtement de velours bleu ressemblait à celui qu'elle-même avait porté le soir de son mariage, et Meg ne put réprimer un tressaillement de souffrance. Carol le surprit. Elle entra dans la pièce, referma la porte. — Ton mariage est un fiasco, n'est-ce pas. Meg? s'enquit-elle avec une satisfaction évidente. Que s'est-il passé ? Bien sûr, Simon n'est pas homme à s'attacher à une fille ennuyeuse comme toi. Sans doute avait-il besoin d'une cuisinière et d'une compagne de lit, pour passer l'hiver ici. Mais pourquoi t'avoir épousée ? Je ne comprends pas !

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— Je suis étonnée que tu ne l’aies pas deviné railla Meg. C'est le plus beau de l'histoire... la raison pour laquelle il m'a épousée ! — Il a cru être attiré vers toi, je suppose... — Oh non ! Je l'ai cru amoureux de moi mais je me trompais. Et il ne cherchait pas non plus une cuisinière ou une compagne de lit : le mariage n'aurait pas été nécessaire. Il aurait pu trouver facilement une fille comme toi, plus jolie, plus vivante. — Alors... a-t-il eu pitié de toi ? avança Carol, déconcertée. Non, c'est impossible, pas Simon. — Pour une fois, tu as raison. Tout comme toi, il m'a jugée stupide. J'avais à ses yeux un Unique intérêt : j'étais celle qui avait tué sa sœur, Barbara Melton Hardwick. — Que... Que dis-tu ? émit Carol, soudain livide. — Tu m'as bien entendue. Il m'a épousée pour se venger, m'a amenée ici pour me punir. Il ne s'en est pas privé, je te le garantis. J'ai voulu lui échapper, en vain... Peutêtre l'as-tu remarqué, nous sommes très isolés, ici. Tu ne m'as pas vue tambouriner à la fenêtre, ce matin ? Tu ne t'es pas aperçu qu'il m'avait enfermée à clé ? Voilà pourquoi il te fait la cour, Carol : dans l'espoir de me faire souffrir. Il irait même jusqu'à t'offrir de t'emmener à Denver, dans ce but. — Je ne te crois pas ! Il a envie de moi ! Tu mens, Meg. Tu cherches à te débarrasser de moi...

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— Oh, Carol, tu es vraiment naïve ! Tu penses réellement qu'une nymphette comme toi pourrait intéresser Simon ? Ça va être drôle, quand il apprendra que c'est toi qui étais la maîtresse de Tony. Vois-tu, malgré tout le mal que tu as fait, je me demande si tu mérites la rage de Simon quand il apprendra la vérité ! Lentement, la jeune fille plissa les paupières, comme pour mieux réfléchir. — Quelque chose m'étonne... Tu as tout de même dû te défendre, face à ses accusations ? Oh, je comprends ! s'écria-t-elle avec un sourire triomphal. Tu lui as dit la vérité, mais il ne t'a pas crue ! Il a pensé que tu voulais m'incriminer. Voilà pourquoi il m'a fait venir de Miami : je lui faisais pitié ! — C'est quand même toi la coupable, Carol... — Quelle importance ? Simon l'ignore, c'est l'essentiel. Merci, Meg, de m'avoir mise au courant. Tu n'as aucun avenir avec lui, je le sais, maintenant. Souhaite-moi bonne chance, ajouta-t-elle gaiement, en rouvrant la porte. — Non, je ne crois pas pouvoir le faire. Carol se retourna, apparemment confuse. — C'est vrai, j'ai eu tort de dire ça. J'aimerais bien te dédouaner, Meg, malheureusement cela m'est impossible, tu le comprends, n'est-ce pas ? La jeune fille referma la porte sans bruit, sans plus se soucier de sa sœur. Elle avait obtenu toutes les réponses voulues, songea Meg. Dès l'abord, ce mariage avait dû
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l'intriguer. Elle savait à présent pourquoi Simon, un écrivain de renommée internationale, avait épousé Meg, et, pourquoi celle-ci avait été amenée là.. Elle pouvait désormais poursuivre son intrigue avec plus d'assurance. Si elle manquait son but, tant pis, à condition de soutirer malgré tout à Simon un peu d'argent et quelques bijoux, à titre de dédommagement... Au bout d'un moment, la jeune femme se coucha et s'endormit d'épuisement. Dans la nuit, elle s'éveilla. Elle n'était plus seule dans son lit ! Simon l'attirait dans ses bras, la couvrait de caresses possessives. Elle réagit instantanément en reculant à l'extrême bord du lit. — Ne me touche pas ! s'écria-t-elle. — Nous en voilà donc revenus au même point ? demanda son mari d'un ton amusé. Reviens vers moi, ma douce. Si tu n'es pas bien, je ne te ferai pas l'amour. Je veux simplement te tenir contre moi. — Eh bien, moi, je ne veux pas ! Va retrouver Carol ! Comment oses-tu passer de ses bras aux miens ? Simon se mit à rire et avança la main vers elle. — Ne me dis pas que tu es jalouse ? Ce fût son rire qui déclencha l'explosion de rage. Meg se jeta sur lui pour le cribler de coups de poing, — Espèce de petite diablesse ! gronda-t-il, comme un coup plus violent l'atteignait au creux de l'estomac.

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Sa fureur à lui était froide, implacable. Bientôt, Meg se retrouva allongée sur le dos, incapable de bouger, de parler. Simon déclara d'un ton menaçant : — Je vais te libérer. Tu pourras parler, mais tout bas. Bon sang, qu'est-ce qui t'a pris ? Il ôta la main de sa bouche ; Meg s'humecta les lèvres avant d'articuler d'une voix étranglée : — Je ne veux plus que tu me touches ! Tu es en train de me détruire, ne le vois-tu pas ? Tu désirais te venger et tu l'as fais... au centuple. Mais je te supplie d'y renoncer, maintenant. Je ne peux plus vivre ainsi. Il faut me laisser partir. Il la retenait encore dans le cercle de ses bras, néanmoins il semblait l'avoir écoutée. Doucement, il se mit à lui masser le dos. — Nous en reparlerons après le départ de Carol, dit-il. — Non ! cria Meg dans un sanglot. Elle frissonnait entre ses mains, et les larmes ruisselaient sur ses joues. — Cela ne changera rien. Tu ne peux pas partager le lit de Carol et venir ensuite me rejoindre. — Je n'ai pas partagé le lit de Carol. — Je regrette, je ne te crois pas. Je n'en peux plus, je veux partir ! Sa voix montait vers l'aigu. Les yeux hagards, elle se plaqua une main sur la bouche, secouée de tremblements convulsifs. Cette fois, Simon la lâcha.
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— Chut ! Tu n'es pas en état d'en discuter pour l'instant, visiblement. Carol s'en va demain matin. J'ai appelé Sam pour lui demande de venir la chercher... Je vais te laisser : tu préfères dormir seule, je pense. — Oui, s'il te plaît, murmura la jeune femme à la manière d'une enfant épuisée. — Demain, nous parlerons, je te le promets. Les mots sonnaient comme une menace et la frappèrent d'une terreur nouvelle. Après le départ de son mari, elle laissa libre cours à un désespoir silencieux. Pourquoi Carol partait-elle ? Pour aller attendre Simon à Denver tandis qu'il la garderait encore ici, convaincu qu'elle n'avait pas suffisamment payé pour son soi-disant crime ? Le lendemain matin, Carol vint lui faire ses adieux alors qu'elle rassemblait les draps et les serviettes sales. Sa sœur portait un jean collant, un chemisier ajusté et des bottes à talons hauts. Avec sa coiffure apprêtée et son maquillage tout frais, la jeune fille avait l'air terriblement froide et dure. — Je m'en vais, Meg. Celle-ci la regarda de plus près. Carol avait perdu la fraîcheur de sa beauté : elle paraissait deux fois son âge. — C'est ce que tu veux ? — Oui. L'ambiance dans cette maison m'exaspère. Hier soir, Simon a appelé Sam. — Je sais.
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— Il t'a parlé ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ? — Ne t'inquiète pas, nous n'avons pas prononcé le nom des Hardwick, répliqua Meg, amère. Ton secret t'appartient toujours. Je ne lui ai même pas demandé comment tu avais réussi à le persuader de te laisser partir. — Oh, nous nous comprenons, Simon et moi. Je ne suis pas dans mon élément, ici ; il le sait et il a accepté de m'aider financièrement durant quelque temps... Tu es vraiment stupide, Meg, ajouta pensivement Carol. Tu devrais te marier avec un petit employé de bureau qui t'apporterait son chèque tous les mois, et laisser Simon aux femmes qui lui conviennent. — Comme toi, je suppose ? — Non, pas moi. J'ai changé d'avis. Ce serait trop dangereux : il pourrait apprendre mon histoire avec Tony. Quant à toi, tu as connu de mauvais moments, j'en conviens et tu n'as même pas songé à tirer parti de la situation. — Ah, nous y voilà ! fit Meg avec lassitude. Qu’attendstu de moi ? — As-tu de l'argent ? — De l'argent ? Tu as un aplomb ahurissant, Carol Smith ! J'aurai besoin de mon dernier centime quand je quitterai Simon ! Sa sœur la dévisagea avec surprise. — Tu... tu vas le quitter ?

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— Disons que nous allons nous séparer. Et, ce moment venu, contrairement à toi, je ne lui extorquerai pas un sou. Carol la considéra, manifestement intriguée. Elle s'approcha de la coiffeuse pour jouer distraitement avec une brosse à cheveux. — Vous n'en avez pas encore parlé, je pense, Simon et toi ? — Non. Et nous n'en parlerons pas si je trouve le moyen de partir avant. — Vraiment ? La jeune fille tournait le dos à Meg mais l'observait dans la glace. — J'aimerais pouvoir t'aider, lança-t-elle. Brusquement, Meg en avait assez. Le bienheureux engourdissement de la veille s'était dissipé. Une souffrance intolérable ta déchirait, à l'idée d'entendre Simon lui enjoindre de sortir de sa vie. Mieux valait ne pas en arriver là, éviter d'être hantée par le souvenir de son bannissement... — Si tu veux vraiment m'aider, dit-elle, pourrais-tu retenir Simon et Sam dehors, le plus longtemps possible ? — Pourquoi ? Que vas-tu faire ? — Essayer de m'échapper, naturellement. Simon range nos skis dans la penderie du rez-de-chaussée. — Mais... ce sera dangereux, n'est-ce pas ? s'enquît lentement Carol.

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— Oui probablement, répondit Meg avec un haussement d'épaules. Plusieurs expressions différentes passèrent sur le visage de la jeune fille. — Si c'est vraiment dangereux, je devrais en parler à Simon, émit-elle pensivement. — Je n'ai pas l'intention d'acheter tes services, si c'est ce que tu cherches. Etant donné les circonstances, m'aider est le moins que tu puisses faire... — Oui, je suppose. Et ce serait bien fait pour Simon, si tu le quittais, n'est-ce pas ? — Ça ne lui plairait pas. Il préférerait me chasser. — Alors, j'accepte. Je te dois bien ça, Meg. — Merci, fit-elle ironiquement. Elle ne se retrouva pas seule avec Simon, ce matin-là, en dépit des efforts de son mari pour la prendre à part. Elle s'arrangea pour être toujours occupée. Finalement, il renonça. — Tu devrais te remettre au lit jusqu'au départ de Carol, lui conseilla-t-il. Tu es encore si pâle... — Je me sens très bien, affirma la jeune femme. C'était vrai. Grâce à un pur effort de volonté, elle n'avait pas souffert de nausées. A la première opportunité, elle monta en courant dans sa chambre, entassa dans un grand sac son argent, sa couverture piquée et tous les vêtements qu'elle put y mettre. Après quoi, habillée le plus chaude– 172 –

ment possible, Meg se mit en faction à sa fenêtre et attendit. Elle avait projeté de risquer le tout pour le tout en descendant à skis la route de montagne. Mais, au-delà des arbres, elle vit monter de la fumée. Chris était encore là. Elle en fut soulagée.

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Meg était toujours derrière sa fenêtre lorsqu'elle entendit le hurlement de l'autoneige. Le véhicule passa à toute allure pour s'arrêter derrière le chalet. C'était là une chance inespérée, Elle pourrait fuir plus facilement. Elle entendit Simon appeler Carol. Bientôt, celle-ci passa lentement dans le couloir, descendit l'escalier. La porte de derrière claqua. Si seulement Simon avait oublié de fermer à clé la porte d'entrée ! pensa Meg en dévalant les marches. Par bonheur, elle découvrit son trousseau sur la serrure de la porte de derrière. Par fenêtre de la cuisine, la jeune femme vit Simon et Carol s'approcher de l'autoneige en discutant. Il se détourna soudain, et Meg lut sur son visage une fureur sans borne. Il ordonna à Carol de rentrer à la maison. Elle dut protester : il la prit par les épaules, la poussa devant lui. Pour une fois, les méthodes persuasives de sa sœur étaient restées sans effet.

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Meg se précipita vers la porte d'entrée, l'ouvrit. Passant là courroie de son sac autour de son cou, elle prit ses skis, ses bâtons et sortit. Tout se déroulait pour le mieux. La neige gelée formait une croûte sur laquelle les skis glissaient aisément ; la seule difficulté consistait à freiner dans les virages, mais la jeune femme s'en tira assez bien. Parvenue en vue du chalet de Chris, elle l'aperçut qui plaçait quelque-chose dans l'autoneige. — Bonjour. Il sursauta, se retourna d'un bloc. —. Oh, c'est vous ! Meg ôta son bonnet, tenta un large sourire. — Mais oui. Que faites-vous ? — Je me prépare à partir. Cinq minutes de plus, et vous ne m'auriez pas trouvé. Pourquoi êtes-vous ici ? Votre mari le sait-Il? — Je suis venue vous demander de m'emmener. Je suis prête, vous voyez, souligna-t-elle en désignant son sac. — Encore ?? fit-il, mal à l'aise. — J'ai toujours eu l'intention de partir. D'accord ? — Ca ne me plaît guère. Je n'ai pas envie de me trouver pris dans votre querelle avec Egan, — Il ne s'agit pas d'une querelle. C'est la guerre. Et j'ai terriblement besoin d'aide. Je vous en prie, Chris. Il coula un regard vers elle, détourna les yeux. — Il ne va pas nous suivre ?

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— Avec un peu de chance, il ne remarquera pas tout de suite mon départ. Il a des invites. Il ne se mettra pas à ma recherche avant qu'ils soient partis, affirma Meg. Alors ? Vous n'avez tout de même pas peur de lui ? Elle avait choisi la bonne approche. — Peur ? Moi ? Non, mais je n'aime pas intervenir dans les problèmes de couple... Bon, venez. Je vous emmène. Il jeta sur là véranda les skis de Meg, puis tous deux s'installèrent dans l'autoneige. Une heure après, ils étaient à Brennan's Pass. Chris rendit le véhicule à l'agence de location et reprit sa voiture, une Mustang. Visiblement, il se sentait maintenant plus assuré. Il roulait vite, non sans guetter d'éventuelles patrouilles de police. Inquiets l'un et l'autre, ils ne parlaient guère. Meg ignorait si son mari allait ou non se lancer à sa poursuite. Lorsqu'il s'apercevrait de sa disparition, quand il retrouverait ses skis sur la véranda, il serait sans doute soulagé : il n'était pas entièrement dépourvu de cœur. Mais cela ne l'empêcherait peut-être pas d'être furieux, et dans ce cas, il la suivrait jusqu'au bout du monde pour se venger d'elle. Vers trois heures, en abordant Denver, ils se détendirent. Meg savait à quel point il était facile de se perdre dans une grande ville. La vue des enseignes lumineuses des motels lui donna une idée. — Déposez-moi dans le parc de stationnement de l'un des plus grands, dit-elle à Chris. Il s'exécuta, puis demanda avec anxiété :
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— Qu'allez-vous faire ? Je ne vous reverrai pas ? — Il ne vaut mieux pas... Adieu, Chris, lança Meg en ouvrant sa portière. Et merci pour tout ! Il était charmant, mais il constituait un lien avec Simon, qui pourrait fort bien le faire surveiller. La Mustang repartit. La jeune femme héla un taxi, qui la conduisit à un autre motel, plus petit, situé à quelques kilomètres. Dans le minuscule bureau, elle s'enquit : — Pouvez-vous me donner une chambre pour là nuit ? La moins chère, je vous prie. La réceptionniste lui décocha un regard pénétrant. — J'en ai une à six dollars, mon petit. Meg s'inscrivit sous le nom de Mary Stowe, mais sa légère hésitation n'échappa pas à la femme. — Vous n'êtes pas en fuite, au moins ? demandât-elle franchement. — J'ai quitté mon mari, avoua Meg. — Bon, ne vous en faites pas ! Les policiers sont les seuls à pouvoir consulter mon registre. Vous pouvez compter sur ma discrétion, s'il ne s'agit pas d'une affaire de police. — Non. C'est purement... un désaccord entre nous. — Ne me parlez pas des maris ! lança la femme. Meg s'était détournée pour choisir deux paquets de biscuits. Elle sortit dé sa poche un billet de dix dollars usé. Ses joues pâles, cet unique billet éveillèrent la sympathie de son interlocutrice qui ajouta :
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— Il y a du café dans la chambre. Si vous en voulez davantage, revenez ici : je laisserai des ordres. — Merci, murmura Meg avec gratitude. Elle dîna ce soir-là de café et de biscuits, en prenant soin d'en garder pour, le petit déjeuner. Elle avait décidé de faire comme si Simon allait se mettre sérieusement à sa recherche. Il ferait appel à Selby, or le détective connaissait son travail. Il était parfaitement capable de la retrouver dans ce motel, mais pas tout de suite. En ce qui concernait les avions et les cars, Simon avait déjà dû s'en occuper. Elle ne bougerait pas durant une semaine ou deux, pour lui laisser le temps de se lasser. Elle se retint de contacter Helen : Simon risquait d'inventer une histoire qui lui gagnerait sa sympathie. Personne, dans cette grande ville, sauf peut-être la réceptionniste, ne pouvait conseiller Meg. Assise au bord du lit, sa tasse en main, elle regardait tristement l'annuaire téléphonique, sur l'étagère. Mais si, elle connaissait quelqu'un... le professeur de peinture ! Elle se rappelait son nom peu courant : Stanislas Zarawoski. Après avoir relevé son adresse dans le bottin, la jeune femme se coucha vaguement réconfortée. Le lendemain, une femme aux cheveux blancs, à l'air maternel, lui ouvrit la porte. La grande maison un peu délabrée, située dans un vieux quartier de la ville, avait surpris Meg. Elle s'était attendue à découvrir un apparte– 178 –

ment moderne, décoré de meubles cubistes et de tableaux abstraits. Mais le petit visage rose de la femme était bienveillant. — Si vous espériez trouver Stan, vous avez choisi le mauvais jour, dit-elle. Le mercredi il a des cours. Elle allait refermer la porte, mais se ravisa. — Voulez-vous entrer prendre une tasse de café ? — Vous semblez gelée. Sans doute était-ce là mère du professeur, songea Meg en la suivant dans le couloir sombre, Jusqu'à une vaste cuisiné pleine de plantes vertes, de confortables fauteuils d'osier et de coussins aux couleurs vives. Plusieurs fenêtres et deux vasistas l'éclairaient. Au mur, Meg crut reconnaître un Stanley Maynard. Un remarquable Stanley Maynard ! Il y avait deux autres tableaux et Meg aurait aimé les examiner, cependant Mme Zarawoski lui avait avancé un fauteuil et servait le café. Elle regarda Meg faire glisser de son épaule endolorie la courroie de son sac. — Vous n'avez pas fait de l'auto-stop, j'espère ? — Oh non ! Mais, je n'ai pas encore trouvé d'endroit où loger. J'ai passé la nuit dernière dans un motel, seulement c'est trop cher pour ma bourse, expliqua-t-elle en tendant la main vers sa tasse. Elle ne vit pas les yeux brillants fixer l'alliance qui luisait doucement à son doigt.

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— Mon ancien professeur, Alex Langford, m'a recommandé de venir voir M. Zarawoski. Il devait lui écrire. — Je me souviens très bien d'Alex. Stan l'a toujours considéré comme l'un de ses élèves les plus prometteurs. Malheureusement, il est un peu trop paresseux, aussi n'at-il encore jamais exposé... Mais Stan ne m'a pas parlé d'une lettre de lui... — Vous êtes... sa mère ? Les yeux bleus pétillèrent. — Alex n'a pas dû beaucoup vous parler de Stan; n'estce pas ? Je suis sa femme... Elle coupa court à la confusion de sa visiteuse : — Alex l'ignore probablement : mon mari n'accepte plus d'élèves. Ses classes devenaient trop nombreuses et lui prenaient trop de temps. Il enseigne maintenant deux jours seulement par semaine, le mercredi et le jeudi; et passe les autres jours dans son atelier. S'il a acheté cette maison, c'est à cause de la verrière au troisième étage. C'est là qu'il travaille. Elle eut un geste vers le Stanley Maynard. Meg en resta bouche bée ; Mme Zarawoski rit de bon cœur. — Encore une chose qu'Alex vous a cachée ! Mais il doit avoir une haute opinion de votre talent, s'il a pensé que vous pourriez intéresser Stan. La jeune femme commençait à comprendre. Connaissant l'identité de son mari, Alex avait pensé qu'elle pour-

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rait aisément payer le prix sans doute exorbitant des leçons de Stanley Maynard. Gênée, elle s'empourpra. — Je ne... savais pas, balbutia-t-elle. Sinon je ne vous aurais pas fait perdre votre temps. Tout le monde, bien sûr, connaît Stanley Maynard, mais je... je n'ai pas les moyens de m'offrir un tel professeur. Elle se leva brusquement. — Si vous pouviez simplement me dire... Elle s'interrompit : le sol montait à sa rencontre... Meg reprit ses sens sur le dallage. Agenouillée près d'elle, Mme Zarawoski lui bassinait lès tempes, — Attendez un peu pour vous lever. Vous vous allongerez ensuite sur le canapé. Voulez-vous quel je prévienne quelqu'un ? Mais je ne sais même pas qui vous êtes... — Je m'appelle Meg… Somers, et je n'ai... personne à avertir. La jeune femme se releva péniblement, s'approcha du canapé et s'y étendit. Elle s'efforçait de maîtriser son vertige, nullement consciente de sa pâleur, ni de la façon dont les larges cernes, sous ses yeux, se détachaient sur son teint transparent. — Je ne sais pas pourquoi je me suis évanouie dit-elle comme pour s'excuser; Je vais me sentir mieux dans un instant, je vous le promets. — Je ne vous presse pas de partir. En fait, vous n'irez nulle part avant d'avoir mangé quelque chose.
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Mme Zarawoski ouvrit une boîte de potage ; qu'elle mit à chauffer dans une casserole sur le feu. — Quant à la cause de votre évanouissement, c'est votre manie, à vous, les jeunes, de suivre un régime: Soit dit en passant, je m'appelle Susan. Oubliez mon nom, il n'est guère facile à prononcer. Voilà pourquoi Stan a préféré son second prénom, Maynard. — Je ne suis pas de régime, Susan. Je... j'ai été légèrement malade mais je croyais être guérie. J'ai souffert de vertiges, ces derniers temps. — Ça arrive, quand on est enceinte, mon petit, commenta Susan avec un sourire paisible. — Comment avez-vous deviné ? demanda Meg, rougissante. — J'ai eu six filles, et les deux plus jeunes vivent encore avec nous. Je suis ferrée sur le sujet. Et j'ai remarqué votre alliance. Elle est neuve, on dirait ? Meg abaissa sur l'anneau un regard mélancolique. — Oui, toute neuve... J'ai décidé de continuer à la porter : ça m'évitera des tas d'explications, quand le bébé viendra au monde. Ce sera un enfant légitime, même si son père n'en veut pas. — Il n'en veut pas ? répéta Susan, scandalisée. Vous en êtes sûre, mon petit ? Il vous l’a dit ? — Non. A la vérité, il n'était pas sûr de ma grossesse. Mais il ne veut pas de moi, Susan, et je refuse de faire de cet enfant l'objet d'une lutte acharnée entre nous. Simon
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aurait préféré la solution de l'avortement mais moi je le désire, ce bébé, Susan ! Elle battit des paupières pour retenir ses larmes. — ... Et je pourrai l'élever, je le sais. Seulement, pendant un an ou deux, la vie sera un peu difficile. Susan vint s'asseoir près d'elle. — Dites-moi ce qui s'est passé. Vous n'êtes pas mariée depuis longtemps et vous êtes ravissante. Comment votre mari a-t-il pu vous traiter ainsi ? D'abord hésitante, Meg eut bientôt tout raconté. Elle cacha seulement le nom de Simon, par loyauté. Mais elle avait parlé d'un écrivain célèbre, dont le grand-père avait possédé un chalet sur la montagne. Native du Colorado, Susan y connaissait nombre de gens ; elle n'eut aucune peine à tirer ses conclusions. Elle était surprise, et en même temps, profondément convaincue qu'il y avait quelque part une erreur. Sans mot dire, elle laissa la jeune femme pleurer tout son soûl. Après quoi, elle lui tapota la main et déclara d'un ton énergique. — La première chose à faire c'est de vous trouver un toit. Nous avons justement une chambre de libre en haut. Vous pourriez y loger jusqu'à ce que vous ayez un emploi. Après avoir travaillé une semaine ou deux, vous serez mieux en mesure de décider de votre avenir. Pour l’instant, vous n'êtes pas en état. C'était la voix de la sagesse, précisément ce dont Meg avait besoin. Après s'être confiée à Susan, elle se sentait
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mieux. Quand les deux filles de la maison rentrèrent, une heure plus tard, leur mère et sa protégée examinaient la couverture piquée. Elles semblaient sympathiques ; plus âgées que Meg de quelques années, elles n'en étaient pas moins plus jeunes en expérience du monde. Linda était élève infirmière, Jenny achevait ses études. Elles acceptèrent d'emblée la présence de Meg chez elles pendant quelques semaines. Ce fut aussi le cas de Stanislas Zarawoski, lorsqu'il arriva. La jeune femme laissa les époux en tête-à-tête, le temps pour Susan d'expliquer la situation à son mari et d'écouter ses objections, s'il en avait. Peu après, Meg scruta son expression. C'était un homme grand, solidement bâti, avec une barbe blanche de Père Noël. Il accueillit Meg avec chaleur ; elle pourrait, lui dit-il, loger chez eux aussi longtemps qu'il le faudrait. Il avait reçu la lettre d'Alex mais franchement il l'avait oubliée, la jeune femme ne s'étant pas présentée. — De toute manière, je n'aurais pas pu vous prendre comme élève, expliqua-t-il à regret. J'aurais dû vous adresser à l'un de mes collègues. Le lendemain matin, il se rendit à son-cours. Vers le milieu de la matinée, il appela sa femme. — J'ai trouvé un emploi pour Meg, annonça-t-il. Il y a même un logement qui va avec, si ça lui convient. Meg fut abasourdie devant un tel coup de chance:

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— Il s'agit d'un emploi dans l'un des établissements de la chaîné Western House, précisa Susan. Puisque vous vous intéressez aux travaux d'artisanat — votre couverture en est la preuve — vous serez dans votre élément. Ces postes-là sont très demandés ! Stan a dû user de son influence ! ajouta-t-elle en riant. Si vous le connaissiez, vous n'en reviendriez pas : il a horreur de ça ! — Et il y a un appartement ? s'émerveilla Meg. —Une chambre, corrigea vivement Susan, mais vous devrez la partager. Je me demande comment Stan a entendu parler de cet emploi, enchaîna-t-elle. — Peu m'importe comment ! s'écria la jeune femme en riant. En tout cas, c'est un amour. Expliquez-moi ce qu'est la Western House, voulez-vous. — C'est le nom d'une sérié de boutiques créées par une institution charitable pour faire vendre les produits de l'artisanat de l'Ouest. C'est un philanthrope qui a lancé l'affaire, il y a pas mal d'années. La fondation recherche les artisans capables d'enseigner leurs techniques à des jeunes : le tissage indien, la poterie, la fabrication des bijoux, par exemple. Tout ce que devaient savoir les premiers pionniers ! Susan parlait lentement, l'esprit visiblement ailleurs. Toutefois, elle conclut : — Stan nous dira à son retour ce qui s'est passé. Mais lé professeur ne donna guère de détails supplémentaires : Meg devrait se présenter le lendemain matin à
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la boutique. Devant son comportement évasif, elle le soupçonna d'avoir fait pression sur quelqu'un pour lui obtenir ce poste. Le lendemain, elle se rendit pleine d'espoir au rendezvous. La Western House en question était une bijouterie qui écoulait les parures perlées fabriquées à l'indienne. Le magasin employait trois vendeuses. Meg vit d'abord la gérante. Anna Tallchief était une Indienne qui vivait dans sa famille. Meg, expliqua-t-elle, allait remplacer une jeune fille qui avait bénéficié la veille d'un transfert inattendu à Colorado City. — Debby est furieuse, précisa Anna, car Tina était sa meilleure amie, et elles partageaient une chambre. Debby vous en veut du départ de Tina. Quand Debby entra, Meg saisit ce qu'avait voulu dire Anna. La jeune fille était dépourvue de charme, mal habillée et ses manières étaient désagréables. Durant le reste de la matinée, seule la voix douce d'Anna parvint à éviter une scène. Meg ne tarda pas à se demander si elle pourrait continuer à travailler dans de telles conditions. Elle avait apporté son grand sac avec elle. A l'heure du déjeuner, elle se dirigea vers l'auberge attenante, prête au combat. Elle fut à la fois stupéfaite et soulagée quand on lui offrit un petit appartement au rez-de-chaussée, avec cuisine individuelle et patio.

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13.
Si le brusque transfert de Tina avait éveillé chez Anna certains soupçons, elle n'en montra rien, et Meg lui en fut reconnaissante. Ses propres problèmes, déjà importants, allaient se multiplier de jour en jour. Chacun la savait mariée, puisqu'elle portait une alliance et se faisait appeler Mme Somers ; mais, avant longtemps, tout le monde la saurait enceinte, et les commentaires désobligeants ne manqueraient pas - de la part de Debby, par exemple. Par ailleurs, la présence d'enfants n'étant pas autorisée à l'auberge, Meg devrait déménager. Son désir de retrouver le plus vite possible la Floride l'avait quittée. Elle se plaisait dans son nouveau milieu et avait envie d'y rester. Denver, cependant, était la ville de Simon. Au début, la jeune femme avait cru voir Selby à chaque coin de rue, mais elle en vint de jour en jour à se persuader que Simon ne la faisait pas rechercher. Peut-être même était-elle divorcée : sans bien connaître la loi, elle avait la vague idée que son mari pouvait obtenir le divorce pour abandon du
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domicile conjugal. Dans quelques mois, elle irait consulter un avoué, pour en avoir le cœur net. Son amitié avec Anna se développait. La jeune fille faisait partie de la tribu des Navajo ; devant l'intérêt de Meg, elle lui parla des coutumes de son peuple. Un jour, elle glissa une perle bleue dans les cheveux de son amie. — C'est un talisman, expliqua-t-elle en riant. Elle en portait une, elle aussi, dans ses tresses d'un noir brillant, — Vous ne vous coupez jamais les cheveux ? — Je les avais courts, dans le temps. Mais l'homme pour lequel je travaillais en Floride trouvait ma coiffure plus élégante ainsi. Il était Français. — J'ai parlé de vous à ma grand-mère. Elle aimerait voir « la fille aux cheveux rouges. » Voudriez-vous venir déjeuner chez moi, dimanche ? Flattée, Meg accepta de bon cœur. Le dimanche suivant; elle fit connaissance de la famille d'Anna. Quatre générations vivaient sous le même toit. Il y avait Une grand-mère âgée, les parents de la jeune fille, ses deux frères aînés, avec femmes et enfants, et ses deux sœurs cadettes. Meg se retrouva bientôt avec un bébé sur les genoux et deux autres enfants blottis, contre elle, qui la contemplaient de leurs yeux noirs émerveillés. Après le repas, elle s'enquit : — Votre grand-mère m'autoriserait-elle à faire son portrait, Anna ?

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— J'ignorais que vous peigniez, Meg. Je vais le lui demander. La vieille dame répondit en quelques mots dans son dialecte. — Elle s'étonne que vous l'ayez choisie comme modèle, expliqua Anna, Elle est vieille et n'a plus la beauté de sa jeunesse. — Moi, je la trouve très belle ! A cause de ses mains. Elles ne sont pas laides, parce que, dans leur vigueur, elles montrent qu'elle a travaillé dur. Et son visage est merveilleux, lui aussi, en dépit des rides. J'aimerais la représenter au soleil couchant, les mains jointes sur ses genoux. Anna traduisit. Apparemment satisfaite, la grand-mère opina. Le lendemain, Meg acheta le nécessaire et reprit ses pinceaux pour la première fois depuis des mois. Elle retrouva tout de suite le plaisir, la joie de peindre. A la fin de chaque séance, la vieille dame s'approchait du portrait pour en observer les progrès, sans cesser de jacasser dans sa langue. Un jour, elle posa une main légère sur le ventre de la jeune femme et fit le geste de bercer un bébé. Meg n'en revenait pas : elle n'avait jamais dit un mot de son état ! Elle avait essayé de dissimuler sous des lainages un peu larges l'épaississement de sa taille mais, de toute évidence, la vieille Indienne ne s'était pas laissé prendre à ce camouflage.

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Le portrait achevé, Meg invita toute la famille à venir le voir dans la chambre d'Anna. Quand il fut sec, elle le montra à Stan. Il l'examina longuement. — Je sais maintenant pourquoi Alex voulait que je vous prenne comme élève, dit-il lentement. Vous peignez avec votre cœur... Me permettez-vous de demander à mon ami David Campbell de vous inclure dans sa classe ? — J'en serais ravie, merci, accepta Meg. David, Campbell, un bel homme, avait dans les trentecinq ans. Presque aussi grand que Simon, il avait des traits agréables, des cheveux bruns et une moustache. Dès le début, il fit comprendre à Meg qu'elle l'attirait. Mais elle apprit bientôt, par les autres élèves, qu'il s'intéressait à toutes les femmes. Un soir, au moment où elle rangeait ses affaires, il la prit à part pour lui demander tout naturellement de venir passer la nuit avec lui. Avec la même désinvolture, elle refusa. Il parut un peu surpris. — Je ne m'engage jamais avant d'avoir lié plus ample connaissance, expliqua-t-il, comme si c'était l'unique objection de la jeune femme. — Autrement dit, vous faites d'abord un essayage, avant d'acheter ? répliqua Meg d'un ton suave. — N'est-ce pas une bonne idée ? rétorqua-t-il amusé.

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— Si ça marche, tant mieux pour vous. Quant à moi, je ne suis pas un complet-veston. Et je ne suis disponible ni pour un essayage d'une nuit ni même pour une liaison. — Pourquoi ? s'enquit David, visiblement stupéfait. — Je suis mariée. — Oui, je sais. Mais je vous croyais séparée de votre mari... — Je suis peut-être même divorcée, néanmoins je n'ai pas envie de partager votre lit. A propos, autant vous le dire tout de suite : je suis enceinte. — C'est plutôt exceptionnel, en l'absence de mari. — Je veux avoir mon bébé. Et, comme je l'élèverai moimême, je n'aurai pas de temps à perdre avec le genre de vie dont vous parlez. , — Bon sang, quel dommage ! Vous êtes la femme la plus séduisante que j'aie jamais vue ! Je ne parviens pas à croire que vous puissiez me repousser ! Meg était partagée entre l'exaspération et l'amusement. Par chance, quelqu'un survint à cet instant ; elle en profita pour s'esquiver. Lorsqu'elle rentra dans son appartement, le téléphone sonnait. — J'ai heureusement trouvé votre numéro sur votre fiche, dit la voix masculine. Vous ne me l'auriez pas donné ! — Non, certainement pas, David, renchérit la jeune femme. Votre offre ne m'intéresse pas. — Comment savez-vous ce que j'ai à vous offrir ?
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— Ce n'est pas difficile à deviner, railla-t-elle. — Ça, c'est votre avis. En réalité, vous l'ignorez. Moi, j'ai l'impression que je pourrais vous faire oublier ce mariage raté. Qu'en dites-vous ? Une seule fois ? Si ça ne marche pas, je n'insisterai pas. — David ! C'est non. Et maintenant, si vous le permettez, je suis fatiguée... — Non, attendez ! En fait, je vous ai appelée pour vous demander de m'accompagner à une soirée, demain. Il y aura surtout des peintres. Ça vous tente ? — Non, merci. — Mais pourquoi ? Je ne ferai pas allusion au sujet interdit. Je me comporterai en ami. Promis. — Je ne peux pas. Je n'ai pas les moyens d'acheter une robe du soir. — Oh, vous pouvez venir dans n'importe quelle tenue. Mes amis donnent cette soirée chez eux, et tout est admis. Venez, je vous en prie. Si vous y tenez, je vous ramènerai de bonne heure. Elle hésita. — Je les connais, vos amis ? Il les nomma. La femme était professeur, elle aussi. Meg l'avait déjà rencontrée. — D'accord, acquiesça-t-elle. — Bravo ! Je passerai vous chercher à huit heures. Ça va être une soirée mémorable, je crois...

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— Si vous entendez par là ce que je vous soupçonne de penser, n'y songez plus. — Mais non ! Je prendrai simplement plaisir à être avec vous. Peut-être votre vertu déteindra-t-elle sur moi. Le lendemain après-midi, Meg quitta le magasin un peu plus tôt. Tout en s'habillant, elle se demanda pourquoi sa grossesse lui inspirait des sentiments aussi confus. Cet enfant, elle le désirait. Alors, pourquoi s'efforcer de dissimuler son état ? Pourquoi ne pas avoir le courage de ses convictions? Avait-elle secrètement honte de sa conduite envers Simon ? Elle allait avoir un enfant - le sien ! - à son insu. Jusqu'à ces derniers temps, elle avait été sûre de son bon droit mais elle commençait à avoir des doutes. Mue par une impulsion, elle appela Susan au téléphone pour lui parler de la soirée. — Non, Meg ! s'écria son amie. Je vous en prie, ne vous laissez pas entraîner dans la vie de David Campbell ! Ce soir, il va essayer de vous faire boire avec excès, et... — Oh, Susan ! interrompit la jeune femme, dans un éclat de rire. Vous ne me croyez tout de même pas si faible ? De toute façon, il m'a déjà fait des propositions, et je l'ai éconduit, ajouta-t-elle. — Il s'obstinera d'autant plus. Vous ne le connaissez pas. — Je ne cours aucun danger, je vous le promets, assura Meg.
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— Comment pouvez-vous en être certaine ? — Je lui ai dit que j étais enceinte. Il a toujours envie de moi naturellement, néanmoins il respectera mes « principes » comme il appelle ça... — Vous lui avez parlé du bébé ? Oui. Pourquoi ? Je n'aurais pas dû ? — Si ça le décourage, tant mieux. Mais, à mon avis, vous vous montrez injuste à l'égard de votre mari. — Susan ! — Vous m'avez bien entendue. J'ai l'impression de remplacer un peu votre mère, Meg, et je m'adresse à vous comme telle. Si vous avez pu annoncer la nouvelle à David, ne devriez-vous pas aussi informer votre mari ? — Il ne veut pas de moi, et... — Vous êtes une jeune femme très impulsive, coupa Susan, et l'une des moins vaniteuses que je connaisse. Selon moi, vous devez donner une chance à votre mari. Après un silence, Meg déclara faiblement : — Très bien, Susan, j'y réfléchirai. — C'est ça, acquiesça sa vieille amie.

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Finalement, Meg mit une jupe de coton couleur café, et un chemisier crème à grandes manches de dentelle. Elle enfila par-dessus.une tunique sans manches, d'un brun chocolat. Les tons neutres mettaient en valeur son collier de topazes. David, sans doute pour la mettre à l'aise, était eh jean et chemise à carreaux. En installant sa passagère dans sa voiture, il attarda un regard possessif sur sa bouche et sur ses cheveux fauves. Durant la soirée, il se montra plein d'attentions pour elle. Leurs hôtes étaient deux artistes : lui pianiste, elle peintre. De temps à autre, une série d'accords jaillissait du piano à queue. Les amis de la jeune femme avaient plutôt tendance à se rassembler dans le grand atelier à l'étage. Pendant un certain temps, Meg s'amusa beaucoup. Elle n'était plus sortie depuis si longtemps ! Les autres invités étaient charmants avec elle tout en la croyant de toute évidence étroitement liée à David.

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Soudain, au beau milieu d'une repartie joyeuse, elle leva les yeux, crut reconnaître Simon. Son cœur lui parut s'arrêter. Mais l'homme tourna la tête : ce n'était pas Simon... Les battements reprirent, lents, douloureux. — Meg ! Qu'y a-t-il? Elle était très pâle, elle en avait conscience. Murmurant un prétexte, elle courut se, réfugier dans la pièce qui servait de vestiaire. Lorsque, à son retour, elle demanda à David de la ramener chez elle, il accepta aussitôt : peutêtre attribuait-il sa pâleur à son état. Durant le trajet, il ne tenta pas, comme elle l'avait redouté, de miner sa résistance. Mais à sa porte, il la retint d'une main légère. — Ne rentrez pas tout de suite, je veux vous parler. Que comptez-vous faire quand vous devrez partir d'ici ? — Je chercherai un autre logement. — Vous aurez du mal à en trouver un. Une femme avec un enfant est souvent indésirable, pour les propriétaires... Je possède une maison avec un jardin, des arbres. Aimeriez-vous y habiter ? — Vous offrez de me louer un appartement ? — Je me suis mal fait comprendre. Je vous demande de vivre avec moi. — Je croyais que vous teniez aux essayages ! plaisanta la jeune femme. — Il n'en a plus été question dès la première fois où je vous ai vue. Je n'ai jamais eu l'intention de vous laisser partir après une seule nuit.
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— Mais vous ne me connaissez pas... — Je suis amoureux de vous, Meg, avoua David d'un air sombre. Depuis des semaines, je deviens fou, à vous observer, à attendre ma chance. Jamais je n'avais été amoureux. Et vous m'avez mis dans tous mes états, quand vous m'avez parlé du bébé, quand vous m'avez dit que vous le désiriez. Ça m’a paru si formidablement beau ! Après votre départ, j'ai appelé votre numéro sans arrêt, jusqu'au moment où vous avez répondu. Je ne sais pas ce que j'ai mais... j'ai envie de vous protéger. — Cher David, déclara doucement Meg, je vous aime bien. A mon avis, si vous cessiez de considérer les femmes comme des jouets, vous en trouveriez une qui vous plairait autant que moi. Je n'ai rien d'unique, vous savez. Mais... — Je m'attendais bien à un « mais », — Mais, reprit-elle d'un ton ferme, un seul homme a le droit de me protéger, s'il le désire. Je dois lui en laisser l'opportunité, je crois. C'est mon mari. — Vous avez donc vraiment un mari ? — Oui, s'il n'a pas déjà divorcé. Il ignore l'existence de l'enfant, cependant, je compte la lui apprendre. — Vous me ferez savoir ce qu'il en dira Meg ? Si c'est bien le goujat qu'il paraît être, je ne veux pas sortir de votre vie. D'accord ? Meg acquiesça. Après l'avoir embrassée sur la joue, David s'éloigna vers sa voiture. Une fois dans le vestibule, la jeune femme consulta sa montre : minuit moins le quart.
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Elle s'approcha du téléphone, composa vivement le numéro de Simon, avant d'être tentée de se raviser. Elle faillit raccrocher : peut-être était-il avec une femme ? Il pourrait croire qu'elle le surveillait !... Une voix grave retentit à son oreille : — Allô ? — Simon ? C'est moi... Meg. Il y eut un silence absolu. Elle reprit hâtivement : — Je ne vais pas te retenir longtemps... J'ai pensé que... si tu y consentais... si... Elle s'interrompit. Elle se montrait stupide. — Voilà, nous devons parler... si tu veux bien. Pourraisje te rencontrer quelque part, demain ? — Où es-tu ? questionna-t-il. Chez toi ? — Chez moi ? Oui... — J'arrive le plus vite possible. Attends-moi. La ligne fut coupée. Meg resta figée les yeux fixés sur le combiné. Il n'avait pas demandé où elle habitait. Autrement dit, il avait toujours su où elle se trouvait. Or cela changeait tout. Elle se mit à arpenter la pièce. Si Simon ne l'avait pas contactée, c'était sûrement parce qu'il n'en avait pas eu le désir. Mais alors, pourquoi était-il si pressé de venir ? Elle alla se contempler dans la glace. Devait-elle rester dans cette tenue, lui parler de David, aborder la question du divorce ? Ne rien dire du bébé ? Il ne lui avait paru ni furieux ni vindicatif, comme elle l'avait craint. Désireux de
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la voir, seulement. Elle croisa dans le miroir son regard empli de détresse et d'incertitude. Non ! Quoi qu'il se passât, elle lui avouerait l'existence du bébé ! Et pourquoi amener le nom de David dans la conversation ? Espérait-elle rendre Simon jaloux ? Allons donc ! S'il se précipitait chez elle, c'était pour une unique raison : il avait besoin de sa signature pour la demande de divorce. Peut-être avait-il redouté de la voir exiger une pension alimentaire exorbitante ; il avait attendu qu'elle fasse le premier pas... Avec un haussement d'épaules, Meg se dévêtit, ôtant avec soulagement la ceinture trop serrée de sa jupe. Ce serait la dernière fois : dès le lendemain, elle adopterait les tenues de grossesse ! Dans la salle de bains, elle se démaquilla, se brossa les cheveux, mit un jean et une ample tunique qui dissimulait sa silhouette épaissie. On sonnait à la porte. Déjà lui ! Les lèvres serrées, la jeune femme alla ouvrir. Il avait changé à un point tel qu'elle en fut stupéfaite. Son visage était amaigri, des rides s'y creusaient, autour de la bouche, surtout. Il avait les yeux cernés, et des fils d'argent se remarquaient dans les cheveux noirs. En revanche, il portait comme à l'accoutumée un jean et un pull-over noir, dont l'encolure en V découvrait sa gorge. Meg aperçut derrière lui une longue Porsche étincelante.

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— Entre, dit-elle enfin. Pardon de t'avoir appelé si tard. Mais tu n'avais pas besoin de venir si vite... j'aurais pu attendre à demain... Le précédant dans le salon, elle lui désigna un fauteuil d'une main tremblante. — Assieds-toi, je vais préparer du café. — Je ne veux pas de café, coupa Simon. Bien qu'il restât debout, Meg s'installa dans un fauteuil, en prenant soin d'arranger sa tunique. — Tu te demandes sans doute pourquoi je t'ai appelé ? Je... je n'ai pas l'intention de te compliquer la vie, je te l'affirme, Simon. Mais... je voulais te parler de quelque chose avant... Je n'étais pas honnête avec toi, je m'en suis rendu compte ce soir. — Tais-toi. — Pardon? — Tais-toi ! répéta-t-il, les mâchoires crispées. J'ai une seule question à te poser, et je te supplie, Meg, de me répondre sincèrement. Il était visiblement à bout d'endurance. — M’aimes-tu ? Elle le dévisagea, incrédule. Devant son silence, son mari reprit : — Tu m'as dit une fois que tu m'aimais et à ce momentlà, c'était vrai, je le sais, même si par la suite tu as essayé de le nier. Mais il y a trois mois de ça et la situation a évolué depuis. Tes sentiments ont peut-être changé ?
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Elle voulut se montrer rassurante. — Simon, je ne cherche pas à te ramènera moi. Une expression amère passa sur son visage. — J'en suis convaincu. Si tu l'avais voulu, tu aurais pu m'appeler à tout moment, depuis ton départ du chalet. Tu connaissais mon numéro, et je n'ai pratiquement pas quitté le téléphone, dans l'attente de ton appel. — Tu... ce soir, tu savais où j'habitais... — Bon sang, j'ai suivi ta trace depuis le moment où tu es arrivé en ville avec ce maudit Chris Turner... Non, pas dès le premier moment mais dès le lendemain matin. Avant minuit, Selby avait découvert ton motel. Non, la femme n'a rien dit ; elle l'a même menacé de l'assommer s'il essayait de consulter son registre. Mais son attitude a éveillé ses soupçons. Le lendemain, Selby t'a suivie jusqu'à la maison des Zarawoski. A partir de là, j'ai été tenu au courant de tous tes mouvements. Simon se mit à marcher de long en large, les mains dans les poches de son jean, comme en proie à une émotion violente. A chacun de ses passages, Meg se recroquevillait dans son fauteuil. Il poursuivit d'une voix rauque : — Quand Stan est arrivé à son cours, le lendemain matin, je l'attendais dans son bureau. Nous nous connaissions déjà : nous avions fait partie l'un et l'autre de certains comités. Ça m'a aidé. Il a éprouvé un choc en apprenant le véritable nom de la protégée de sa femme... J'ai eu quelque

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peine à le persuader de te proposer cet emploi et cet appartement. — Je te les dois, veux-tu dire ? émit Meg faiblement. Mais comment ? Et pourquoi ? — C'est mon grand-père qui a lancé l'idée des Western House, expliqua-t-il avec impatience, et je fais partie du conseil d'administration. Pourquoi ? Je ne voulais pas te voir partir pour une destination inconnue. Si tu restais ici, je pouvais garder un œil sur toi. Après tout ce qui s'était passé, je ne pouvais m'imposer à toi. Je devais te laisser le temps de réfléchir, de découvrir si tu m'aimais ou non. Sans Susan Zarawoski, j'aurais probablement agi comme un satané idiot : je serais venu ici pour te ramener de force à la maison, là où était ta place. Surtout ce soir, quand elle m'a parlé de cette séduisante canaille avec laquelle tu étais sortie ! Et c'est à minuit que tu as appelé ! A minuit ! répéta-t-il d'une voix étranglée. Il la regardait comme s'il la haïssait. Devant une telle fureur, le cœur de la jeune femme aurait dû s'affoler de crainte, mais c'était une sorte de surexcitation qui précipitait son rythme. Un léger sourire lui taquinait les lèvres et un éclat nouveau brillait dans les yeux verts, prudemment voilés par les paupières. — Susan a été une mine de renseignements, on dirait, murmura-t-elle. — En effet. J'ai souffert les tourments de l'enfer, en attendant de savoir si tu ferais appel à moi. Je ne pouvais
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pas t'en vouloir, après tout ce que je t'avais fait subir... J'en avais des cauchemars : comment pourrais-tu me pardonner ? Je t'ai trompée, menacée, je me suis moqué de ton amour... Mais j'ai menti en te disant que je t'avais épousée pour te faire payer la mort de Barbara. On n'épouse pas une femme que l’on hait, je le savais. Et j'ai sauté sur l'occasion de partager ton lit ; je me suis servi de tous les prétextes possibles. Cependant j'avais beau t'obliger à me supplier, me dire que seul, le désir sexuel t'animait, je mourais d'envie de t'entendre déclarer que tu m'aimais. Au premier regard sur Carol, j'ai su : tu ne pouvais pas être coupable. Toutefois je tenais à ce qu'elle nous le confirme elle-même. Elle a fini par laisser échapper une ou deux remarques qui ont éveillé mes soupçons. Une rougeur légère monta aux joues de Meg. — Je croyais que tu désirais Carol. N'est-elle pas restée avec toi, à Denver? Simon se jeta dans un fauteuil en jurant à mi-voix. — Non ! Moi, désirer cette gamine fourbe et sans cœur. Elle t'a dit ça, Meg ? Est-ce la raison qui t’a poussée à disparaître, à me faire vivre les pires vingt-quatre heures de mon existence ? Jusqu'au moment où j'ai trouvé les skis j'ignorais si tu étais morte ou vivante. J'ai compris alors que Turner avait dû t'emmener. Je l'aurais volontiers étranglé ! Il se leva, se remit à arpenter la pièce.

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— Je me suis rendu en ville, je lui ai parle et je me suis un peu calmé. Mais, avec chaque jour qui passait, c'était de nouveau l'enfer ! — Tu aurais pu me téléphoner, intervint Meg. Tu connaissais mon numéro. Et je suis presque constamment restée chez moi, à attendre ton appel. — Oui, mais je... commença-t-il. Quelque chose, dans ses paroles, parut le frapper. — A attendre ton appel, répéta-t-elle doucement. Il se figea un instant, avant de s'approcher lentement d'elle pour la prendre dans ses bras. — Tu éprouves donc la même chose que moi ? s'enquitil dans un souffle. Elle lui passa les bras autour du cou. — Je ne sais pas exactement ce que tu éprouves. Tu es ici depuis une vingtaine de minutes, à parler sans arrêt, à souffler le feu par les naseaux comme un taureau blessé. Cependant, tout en insistant sur mon amour à moi, tu ne m'as pas encore dit que tu m'aimais ! Son mari la serra contre lui, et un lent sourire étira les lèvres sensuelles. — Très bien, ma petite friponne rousse, je vais t'emmener dans cette chambre et je vais faire tout mon possible pour te prouver un amour qui m'a pratiquement rendu fou depuis des mois. Avec ta permission, naturellement, ajouta-t-il. — Naturellement....
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Le clair de lune argentait toute la chambre, luisait air les deux corps enlacés sur le lit. — Nous devons parler, déclara Meg. — Oui, mon amour. Nous avons l'un et l'autre des explications à fournir, mais pas maintenant je t'en prie... Déjà, les lèvres de Simon prenaient possession de celles de sa compagne ; sa main lui caressait le ventre. Il se pencha pour poser passionnément sa bouche sur la courbe plus accentuée. — Tu savais ! s'exclama-t-elle. Il leva vers elle dès yeux brillants. — Bien sûr, je savais. Je le soupçonnais déjà, et... Susan a confirmé mes soupçons. C'était un tourment supplémentaire... Cet enfant, tu croyais que je ne le désirais pas, n'est-ce pas ? — Oui. — Oh, Dieu ! C’est ce que m'a dit Susan, J'ai été horrifié. Je n'avais jamais voulu te faire supposer ça. Un enfant m'aurait fourni le prétexte tout trouvé pour rendre notre mariage bien réel. Une occasion de sauver la face : j'avais beaucoup à me faire pardonner, j'en avais conscience. J'avais eu tort, tu ne m'avais jamais menti. Et non seulement j'avais refusé de te croire mais je t'avais menacée de te battre si tu essayais de l'expliquer ! Il gémit et enfouit son visage au creux de l'épaule de la jeune femme.
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— Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? chuchota-t-elle. — Par peur. Je craignais, si je reconnaissais mes torts, si je te suppliais de rester avec moi, de t'entendre me répondre d'aller au diable. J'étais donc heureux à l'idée que tu étais enceinte. Ça te rendait dépendante de moi, pensais-je. Ça me donnait un droit de regard sur ton avenir ! Oh, Meg, je t'aime. Je t'aime, ma chérie... Sous les lèvres brûlantes, elle pensa avec ravissement qu'elle n’avait plus besoin de cacher son amour. Un long moment plus tard, Simon ramena la couverture sur leurs deux corps. — Madame désirait me parler, je crois ? fit-il d’un ton Léger — Carol ? murmura Meg tout contre sa gorge. Elle le sentit se raidir. — Eh oui, je dois m'expliquer au sujet de Carol. Je croyais bien faire, en la faisant venir, or j'ai failli nous détruire. Sur mes ordres, Selby l’avait retrouvée à Miami et l'avait amenée ici, à Denver. Je pensais que tu l’avais abandonnée sans scrupules et elle me faisait pitié. Elle a passé ici une semaine, s'est livrée à des dépenses folles...Ce jour-là, nous avions fait l'amour… Il marqua une pause ; Meg n'eut pas besoin de lui demander à quel jour il faisait allusion. — j'ai envoyé un message à Sam pour qu’il nous l’amène. Il y avait un problème à résoudre, je le sentais En
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te confrontant avec Carol, je finirais bien par savoir la vérité. Je savais déjà que je t’aimais. Une erreur avait été commise, me disais-je, à propos de Barbara et de Tony. Impulsivement elle déposa un baiser sur sa joue, il la serra plus étroitement contre lui. — ... Je désirais uniquement la vérité. Mais ce n'était pas si simple. En présence de Carol je n'ai pas tardé à comprendre que l’erreur, la monstrueuse erreur, venait de moi. Et comme tu m’étais hostile, je ne savais plus que faire. Ce soir-là, au dîner, quand elle t'a complètement innocentée, tu n’as même pas voulu me regarder. N'avaistu rien remarqué ? — Non. Comment m’a-t-elle innocentée ? Un moment après, je l'ai vue triomphante de t'avoir jeté de la poudre aux yeux. Simon frémit de dégoût: — Pas de danger ! Tu n'avais plus repris le volant, m’a-telle dit, depuis la mort de sa mère. Elle avait déjà commis d'autres impairs et tout m'est revenu. J'étais écœuré à l'idée de ce que je t'avais fait subir et j’étais prêt à la mettre au pied du mur, mais tu nous as plantés là. Par la suite, tu ne m’as plus laissé te toucher, te parler. — Je pensais... que tu lui avais fait l'amour. Elle m'a affirmé... — Oui, j'imagine facilement sa version... Je n'ai jamais connu personne plus venimeuse, plus amorale. Ce soir-là, elle est redescendue sous prétexte de faire la vaisselle, bien
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décidée en réalité à me séduire ! Je ne me suis plus contenu. Je lui ai dis ses quatre Vérités et l'ai prévenue de son départ. Je n'avais même pas envie de me venger d’elle. Je ne voulais plus le moindre contact entre nous. Et je tenais à te laisser en dehors de cette histoire sans songer que Carol recourrait à d'autres mensonges encore ! — Comme elle devait me haïr ! soupira la jeune femme. — Après ça, elle nous a haïs tous les deux. Avant de me débarrasser définitivement d'elle en là faisant mettre dans un avion pour la Californie, j'ai découvert toutes les manigances de cette petite peste. Selby m'a appris qu'elle avait acheté à mon compte pour plus de dix mille dollars de fourrures et de bijoux : On a trouvé les paquets qu'elle avait fait livrer au motel. Et la femme de Sam le menaçait de divorcer s'il ne se débarrassait pas d’elle Et moi, je m'étais laissé prendre à ses histoires. Jusqu'à cette rencontre, je ne pouvais pas comprendre ce qu’avait été ta vie avec elle. Ma chérie, reprit Simon, me pardonneras-tu jamais ? — Comment t'en vouloir ? J'avais plaidé coupable devant la police, Pourquoi m’aurais-tu crue ? — Jamais plus je ne douterai de toi, ma douce ! Le sentant trembler entre ses bras, elle prit conscience de son pouvoir sur lui. — Cette fois nous allons partir pour une véritable lune de miel, s'écria-t-il avec une tendresse farouche.

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— Je connais l’endroit idéal, déclara Meg, une nuance de ravissement dans la voix.

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Roman

...Roman Pompeii This image of a painter shows both a framed painting and a painted statue (believed to be Priapus). Since the framed painting is complete, it is unclear why it is held by the boy. It is too far away to be easily accessible and too dissimilar from the statue to be its model. The framed painting seems to be made of glass, as the background shines through. Note that a picture frame has been painted around the fresco itself. Augustus of Prima Porta Augustus of Prima Porta is a 2.03m high marble statue of Augustus Caesar which was discovered on April 20, 1863 in the Villa of Livia at Prima Porta, near Rome. The Colosseum also known as the Flavian Amphitheatre , is an oval amphitheatre in the centre of the city of Rome, Italy. Built of concrete and sand, it is the largest amphitheatre ever built. It was used for gladiatorial contests and public spectacles such as mock sea battles, animal hunts, executions, re-enactments of famous battles, and dramas based on Classical mythology. Greek Hades abducting Persephone The story of her abduction by Hades against her will is traditionally referred to as the Rape of Persephone. Poseidon One of the twelve Olympian deities of the pantheon in Greek mythology. His main domain was the ocean, and he is called the "God of the Sea". Parthenon Is a former temple on the Athenian Acropolis, Greece, dedicated to the goddess Athena, whom the people of Athens considered their...

Words: 252 - Pages: 2

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The Romans

...The Romans established a form of government, a republic, that was copied by countries for centuries. It all began when the Romans overthrew their Etruscan conquerors in 509 B.C.E. Once free, the Romans established a republic, a government in which citizens elected representatives to rule on their behalf. Every citizen is expected to play an active role in governing the state. The Roman concept of the citizen evolved during the Roman Republic and changed significantly during the later Roman Empire. After the Romans freed themselves from the Etruscans, they established a republic, and all males over 15 who were descended from the original tribes of Rome became citizens. Citizens of Rome distinguished themselves from slaves and other noncitizens by wearing a toga, most of them white. During the Empire, each emperor wore a purple toga to distinguish himself as the princeps, or “first citizen” Citizenship varied greatly. The full citizen could vote, marry freeborn persons, and practice commerce. Some citizens were not allowed to vote or hold public office, but maintained the other rights. A third type of citizen could vote and practice commerce, but could not hold office or marry freeborn women. In the late Republic, male slaves who were granted their freedom could become full citizens. Around 90 B.C.E., non-Roman allies of the Republic gained the rights of citizenship, and by 212 C.E., under the Edict of Caracalla, all free people of the Roman Empire could become citizens. The...

Words: 722 - Pages: 3

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Roman

...Roman Portraiture The Romans practiced the art of capturing an image of a person, otherwise known as Roman portraiture, which is a significant period in the field of portrait art. This practice continued for almost five centuries starting from Ancient Rome. It can be seen that during this period, portraits spoke a lot about a specific person thus it became an integral part of society. The way one was depicted through portraiture became very important for the Romans as it reflected not only them but their history as well. They executed this in various forms of media. Its most popular mediums were coins and sculptures but they were also done in paintings, glass, and gems. These were done in various materials such as for example; the sculptures were made with the use of marble, terracotta and even bronze. With portraiture being done through various mediums, it can be noted how it had both uses for the public such as it appearing on coins and of course for their own private uses or display. Roman portraiture constantly had changing styles, which can be characterized by a stylistic cycle. It can be seen that it had an alternating shift from realistic to idealistic elements. Emperors and public officials portrayed themselves in a way that would benefit their endeavors by switching from one style to the other. For example, since one’s military prowess and devotion to public service were attributes that were highly looked after, public officials would have their portraits made...

Words: 1227 - Pages: 5

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Roman

...What caused the fall of the Western Roman Empire? The fall of the Western Roman Empire is a very extensive topic because there were a multitude of continuous events that led to the demise of one of the world’s most legendary empires. Although there are many theories to the downfall of the Western Roman Empire the main cause was the internal corruption of the Empire and then the closely followed invasions on an internally weakened society. Through out the years historians have been examining every detail about the Western Roman Empire and most come to the conclusion that many things led to the decline and decay of the grand empire. One of the many things was that being in the political spotlight was very risky and often times political figures and emperors met their death because of bands of people who didn’t like what they were doing. An additional thing that fueled the decay of the empire was the epidemics. Diseases like the plague would wipe out mass populations of people. Equally important was that the Western Roman Empire was of such colossal size that it had a hard time connecting its people. Along with having such an expansive Empire came the issue of excluding people in political matters (document 1). An additional issue that aided the demise was the economic factors, not all historians believed that all the factors were just morally and culturally based. Slavery is one the biggest economic factors that “shot the empire in the foot”. Slavery is what...

Words: 437 - Pages: 2

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Roman Theatre

...The characteristics of Roman theatres to those of earlier Greek theatres are due in large part to the influence of Ancient Greece on the Roman triumvir Pompey. Indeed, much of the architectural influence on the Romans came from the Greeks, and theatre structural design was no different from other buildings. However, Roman theatres have specific differences, such as being built upon their own foundations instead of earthen works or a hillside and being completely enclosed on all sides. Roman theatres derive their basic design from the Theatre of Pompey, the first permanent Roman theatre. Roman theatres were built in all areas of the empire from medieval-day Spain, to the Middle East. Because of the Romans' ability to influence local architecture, we see numerous theatres around the world with uniquely Roman attributes.[1] There exist similarities between the theatres and amphitheatres of ancient Rome/Italy. They were constructed out of the same material, Roman concrete, and provided a place for the public to go and see numerous events throughout the Empire. However, they are two entirely different structures, with specific layouts that lend to the different events they held. Amphitheatres did not need superior acoustics, unlike those provided by the structure of a Roman theatre. While amphitheatres would feature races and gladiatorial events, theatres hosted events such as plays, pantomimes, choral events, and orations. Their design, with its semicircular form, enhances the natural...

Words: 657 - Pages: 3

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Romans I

...R. BIBL425-01 Topic: While Romans is by far Paul’s most systematic letter, it was written to the Roman church in order to address specific concerns. Discuss the occasion, date, recipients, and purpose of Romans. Consider the following: Who founded the church in Rome? What was the situation like in Rome during this time? Who wrote Romans? From where was it written? Some believe that Romans is one of the most interesting and engaging books in the Bible precisely because it shapes the way we think about so much of the universe we live in. Moo “says he is convinced that the contemporary church desperately needs to grapple with what is going on in Romans. (Moo 2000, pg 16)[1] It is his goal to help Christians to understand this wonderful book and bring its eternal message into our own situations, and to show how the truth that Romans teaches affects our practice of our faith. (Moo 2000, pg 16)[2] Who founded the church in Rome? Some believe that Peter founded the first church in Rome, but this view is unlikely since Peter is never spoke of by Paul in the book of Romans and there is no evidence throughout the Bible. No one person could be attributed the founding father of the church in Rome nor its exact date. Paul Achtemeier states, “a congregation apparently existed in Rome before 49 AD, (Achtemeier 2010)[3] when the Emperor Claudius banned Jews, including Jewish Christians, from Rome. (Acts 18:2) Who wrote Romans? Paul wrote Romans using Tertius as his amanuensis...

Words: 560 - Pages: 3

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Roman Numeral

...Roman Numerals Sample VB Application This program converts an integer in the range of 1 through 3999 to its equivalent in Roman numerals. It also converts a Roman numeral string to its decimal equivalent. The rules for Roman numerals are as follows: • The basic symbols are I (= 1), V (= 5), X (= 10), L (= 50), C (= 100), D (= 500), and M (= 1000). • If a letter is immediately followed by one of equal or lesser value, the two numbers are added; thus, XX = 20, XV = 15, VI = 6. • If a letter is immediately followed by one of greater value, the first is subtracted from the second; thus IV = 4, XL = 40, CM = 900. • A bar over a letter multiplies it by 1000; thus, an X with a bar over it = 10,000. Such numbers will not be addressed by this project. Examples: The numbers from 1 to 10 are: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X. XLVII = 47, CXVI = 116, MCXX = 1120, MCMXIV = 1914. Note that a given symbol appears no more than three times consecutively in a number. This is why 4 is written as "IV" instead of "IIII", and 40 is written as "XL" instead of "XXXX". Probably the most challenging part of converting a Roman Numerals number to decimal is not the conversion itself, but rather validating the input. Basic validation would include converting keystroke input to uppercase and allowing only the characters I, V, X, L, C, D, and M to be entered. Beyond that, the following rules should be applied: • D, L, or V may each only appear at most one time in the string ...

Words: 484 - Pages: 2

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Roman Law

...Original text - Definition of Roman law “Between 753 b.c. and a.d. 1453, the legal principles, procedures, and institutions of Roman law dominated Western, and parts of Eastern, civilization. The legal systems of western Europe, with the exception of Great Britain, are based on Roman law and are called civil-law systems. Even the common-law tradition found in the English-speaking world has been influenced by it. In the United States, the Common Law has been paramount, but Roman law has influenced the law of the state of Louisiana, a former French territory that adopted a French civil-law code. Roman law began as an attempt to codify a set of legal principles for all citizens. In 450 b.c. the Twelve Tables were erected in the Roman Forum. Set forth in tablets of wood or bronze, the law was put on public display, where it could be invoked by persons seeking remedies for their problems. Though the texts of the tablets have not survived, historians believe they dealt with legal procedures, torts, and Family Law issues. From 753 to 31 b.c., the Roman republic developed the jus civile, or Civil Law. This law was based on both custom and legislation and applied only to Roman citizens. By the third century b.c., the Romans developed the jus gentium, rules of International Law that were applied to interactions between Romans and foreigners. Over time the jus gentium became a massive compendium of law produced by magistrates and governors. Romans divided the law into jus scriptum...

Words: 2733 - Pages: 11

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Roman Roads

...Roman Roads It is often said that "all roads lead to Rome," and in fact, they once did. The road system of the Ancient Romans was one of the greatest engineering accomplishments of its time, with over 50,000 miles of paved road radiating from their center at the miliarius aurem in the Forum in the city of Rome. Although the Roman road system was originally built to facilitate the movement of troops throughout the empire, it was inevitably used for other purposes by civilians then and now. ROMAN ENGINEERING Of course, the roads were used for trade, as were the waterways surrounding and connecting parts of the Roman Empire to itself and the rest of the known world. The Romans had exceptional nautical technology for their time; however their network of roads, even with the perils of land travel, was unparalleled in convenience and was often the only choice for travel or shipping goods. The Romans were the first ancient civilization to build paved roads, which did not prevent travel during or after inclement weather. Indeed, mud or gravel would hinder, if not completely halt many vehicles pulled by animals or other people, not to mention discourage travelers on foot. Roman engineers, however, did not stop with just paving Roman roads. Roads were crowned—that is, they were higher in the middle than on the sides to allow water to run off—and they often had gutters for drainage along the shoulders. Probably the mostincredible engineering feat concerning the Roman road system,...

Words: 1797 - Pages: 8

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Greeks and Romans

...Greeks and Romans HUM 100 August 2nd, 2011 Greeks and Romans Greeks and Romans The Greeks and Romans are two civilizations that are constantly compared thought out history. People tend to compare their beliefs, views on life, politics, religion just to name a few. The Greeks and Romans were two very powerful entities throughout history. Rich in history, science and the arts. One constant comparison between the Greeks and Romans are their gods. Although they each have different names for their gods, they are quite similar. Greeks views on the individual or the individual and society were that they understood themselves to belong to a common Greek genos their first and foremost loyalty was to their city and country and didn’t see anything wrong with fighting with other Greek city states. The most famous of these was the Peloponnesian war. Which was a civil war between Sparta and Athens. Many variations of this great civil war have been told. From history books to movies, cartoons and children’s storybooks. Through these movies, cartoons and children’s story books gods and heroes have been highlighted and praised. Same way the Greeks praised their gods and heroes. This was called the Heroic Age. Some scholars believe that certain Greek heroes and gods were based on a real men and women living in that time. One hero that stands out would be Hercules. Throughout his complicated mythology perhaps Hercules really existed as a chieftain of the kingdom...

Words: 972 - Pages: 4

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Roman Public

...ROMAN TRANSITION FROM MONARCHY TO REPUBLIC The transition period for Romans from the Monarchy system of administration to Republic system ranged between the periods (578-508). This saw the empire, as it was referred at the time undergo series of changes in its governance in pursuit of a Republic. In this essay therefore, the issues addressed are solely the basic transition protocol that accrued for the Romans. In essence, the Etruscans, who were solely behind Monarchy system, will be discussed. The essay presents a concise examination of roman feature that was solely Etruscan. The myth of Lucreatia rape as is a major contributor to patriotism for the Romans will be enlightened too. The Etruscans distinctive personality could be traced in their culture and religion as pertains development when compared to those of other people. They occupied the region between Arno and Tiber Rivers at the north of Rome. The Etruscans culture was well developed as well as advanced. Great information and rather facts regarding the Etruscans were an attribute of the Greeks. They were therefore later affirmed to have come from Lydia in Asia Minor at around 1200 B.C because of famine. Their name, `Etruscan’ which according to the Greeks was `Tyrrhenian’ came from the Lydia’s leader and King Tyrsenian. As mentioned earlier, the Etruscan’s had a well developed culture that was not only advanced but also distinct from all others. It should however be understood that though the Romans...

Words: 1336 - Pages: 6

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The Roman Army

...“The Roman army stands as a military institution without parallel in the history of the world” . The Roman Army was considered the most advanced of its time. It created the Roman Empire - a huge part of Western Europe – and Rome itself greatly benefited from the riches that the army brought back from its conquered territories. But one must ask why such an army was able to convincingly conquer the world for so long? The answer is multi-faceted, the success of the Roman Army was not due to one entity or feature that gave it overwhelming power, rather, the cause was due to a well-cohered military structure. The aspects that will be raised in this paper are the army’s training and technology, and the Roman soldier. Nonetheless, if there were to be one cause to the success of this army for more than 400 years it would arguably be the degree of organization. This notion will be highlighted and explained throughout the paper. The Roman Army developed fighting techniques that were linked to a ferocious training regime; this is a significant reason as to why they were able to defeat all the forces that the world had to offer at the time. All new recruits to the army became very fit and disciplined. Training was harsh, as were punishments for failure. In a battle, new recruits were always placed at the front of the more experienced soldiers in the army . There were three reasons for this. The first was to give them confidence as behind them were experienced soldiers who had fought...

Words: 1864 - Pages: 8

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Roman Empire

...similarities between the Western Roman Empire and the United States of America are undeniable and can ultimately lead to the falling of the United States Empire. Section A: Dominant Superpower • Territories • Contributions to Civilization • Military Presence Section B: Similarities in Government • Laws • Republic • Senate Section C: Cultural and Economical Similarities • Entertainment • Welfare • Unemployment The Falling of an Empire The Roman Empire and its reign lasted for almost a thousand years (ca. 500 B.C.E.- 500 C.E.), with the largest agglomeration of land c.a. 120 C.E. (2.2Million sq. miles). Many have discussed what the reasons may have been for the Roman collapse in 476 C.E. Was the collapse due to barbarians, greed, corruption or the lack of moral values by the people and politicians? Maybe an overextended military in foreign land? Could it have been fiscal irresponsibility by their government that may have lead to the Roman Empires demise? Could it be all the above? Isaac Newton once said, “ what goes up must come down,” even largest superpower, Britain, that has ruled the most territory in history over a century ago, is no more. Both the Roman Empire and the United States governments were started “by the people, for the people” (Abraham Lincoln, 1863) yet became something else, built on power and will. The striking historical similarities between the Western Roman Empire and the United States...

Words: 1173 - Pages: 5

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Roman Technology

...The Romans were people that were before their time. These people did not have many resources to use like we do now. There were no computers to help generate scale models or give GPS coordinates to know where to build bridges or homes in the optimum spots. What these people had was something that maybe lacking in the world today, and that is common sense and the use of their own brains. The Romans were among the first to build such things as bridges, help in the building of roads, and the first to have amphitheaters. If not for these people were would the world be today? How could we get from main land to an island if there were no bridges? I live in Brooklyn New York and I have to do a lot of traveling to Staten Island and New Jersey weekly for different house hold needs. I have to cross what is called the Verazano Narrows Bridge (I know this has nothing to do with this paper but I must complain about the fact that it costs $15 dollars each time I cross it!), and on March 5th 2014, according to https://data.ny.gov/Transportation/Daily-Traffic-on-Verrazano-Narrows-Bridge-Time-Lin/y4au-yfbp, 88,111 vehicles went over the bridge. Now I will ask this, how in the world would there ever be a chance of that many cars crossing the Hudson if there was not a bridge? There is always a ferry someone could say, but just think of having that many cars get on ferry’s to cross the river, it would be impossible. The Romans built bridges up to 66ft, just think of that for one second...

Words: 1018 - Pages: 5

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Roman Civilization

...Degree Selected essays on Roman Civilization Plebeian revolt There are a number of causes that led to the first revolt by the Plebeians. Some of the causes of the revolt are poor distribution of land, poverty among the Plebeians, and the harsh debt law that affected the plebs. This essay will discuss the causes of the first Plebeian revolt as well as the results of the revolt. One of the main causes of the plebeian revolt was the existence of poverty among the Plebeians. The poverty was a result of the actions of the Patrician, in some ways. What happened was that the Plebs assisted the Patrician to expel the kings from Rome and led to a republican state. The fight against the kings left the plebs in a very worse off condition. Since the patricians lived in the city, during the war their property would remain secure. The city was guarded by walls. However, since the plebs lived in the countryside, which was not guarded, their property was greatly destroyed during the wars. The plebs’ fields were destroyed as much as their property. The destruction of the property and fields was possible since the Plebs men were fighting in the wars leaving their homes unprotected. So, whereas the men were fighting during the wars their properties and fields were being plundered, making them very poor at the end of the wars. So the Plebs were not happy that their properties and fields were being destroyed by the enemies, when in fact they were serving in the Roman army for the sake of protecting...

Words: 9212 - Pages: 37