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Utilitarisme, Neo-Utilitarisme Et Critique Sociale

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FICHE I UTILITARISME, NEO-UTILITARISME ET CRITIQUE SOCIALE

Nous avons jusqu'ici observé ce que nous avons appelé des organisations pré-modernes, datant d'une époque relativement ancienne, antérieure à l'époque des Lumières : la Cité grecque, l'abbaye médiévale. Nous avons observé que ces organisations étaient loin d'être anodines : à chacune de leur époque, celles-ci ont fait figure de matrice de la vie collective. Aucune ne relevait prioritairement de la sphère économique. La première obéissait à une finalité éthique et politique, rejetant le travail « hors-les-murs » et s'attachant à définir les membres de l'organisation comme des « citoyens libres », à condition toutefois de s'inscrire dans une vision cosmologique du monde et de confier à d'autres les tâches de production et de reproduction (les femmes, les artisans, les esclaves) ; la seconde poursuivait une finalité religieuse, intégrant des préoccupations économiques, situant le travail manuel dans une hiérarchie sociale précise (séparant moines, frères convers et serviteurs) et définissant les membres de l'organisation comme appartenant à une collectivité plus vaste qu'eux-mêmes, soumises à des lois métaphysiques ou religieuses. Toutefois, le travail intellectuel permettait aux moines les plus éduqués de s'affirmer comme des êtres de raison, disposant des prérogatives du savoir et de la culture. Par ailleurs, nous avons signalé que le XXe siècle avait vu se développer un cas d’organisation – l’organisation génocidaire ou totalitaire – qui a puisé son efficacité du fait qu’elle reposait, non pas sur la folie collective, mais sur un certain usage de la rationalité, accompagné d’une abolition du sens moral, de la réduction du travail à « l’obéissance aux ordres » (« Arbeit macht frei ») et de la « désubjectivation » des victimes (mais aussi, dans certains cas, des membres de l’organisation elle-même).

Les deux premiers cas de figure étaient loin d'être spontanés ou irrationnels : chacun faisait au contraire apparaître une certaine exigence de rationalité, en rappelant le primat de la rationalité substantielle (privilégiant l'interaction humaine en tant que telle, et permettant une interrogation sur le sens ou la finalité de l'action) sur la rationalité formelle (privilégiant la cohérence formelle de l'interaction, et s'appuyant sur l'utilisation de règles de calcul ou de droit).1 Par ailleurs, nous avons noté que chacun mettait en jeu un type de travail et une certaine idée de la place que devait prendre le travail dans l'organisation de la communauté. Par là même, nous avons commencé à observer le rapport qui, dès l'Antiquité, s'est engagé avec la dimension matérielle de l'existence humaine. S'organiser fut d'abord une manière de prendre en charge un donné matériel ineffaçable – notre expérience collective de « terriens », devant assurer notre survie par des activités de production et de reproduction. Enfin, nous avons pu observer ce qu'impliquaient ces modes d'organisation pour les êtres humains eux-mêmes. Chaque configuration s'accompagnait d'un mode de définition de soi, d'une manière de définir l'identité des personnes et des groupes. A ce propos, nous avons évoqué l'idée de sujet – ou encore de formes de subjectivité. Ce terme est à prendre de façon très large. Au sens strict, il s'oppose à celui d'objet : il souligne l'idée que les membres de l’espèce humaine ne peuvent – au risque de se nier eux-mêmes – se réduire à de simples « choses », dans le regard qu'ils portent sur eux-mêmes comme dans celui que l'on porte sur eux.

1 Ce cours étant principalement destiné à des étudiants en économie et gestion, nous insisterons davantage sur l'importance des règles de calcul dans la définition de la rationalité formelle que sur la prise en compte des règles de droit.

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Enc. 1 – Acteur ou sujet ?
De façon plus commune, le terme de « sujet » articule trois dimensions : il renvoie d’abord à la manière qu’ont les êtres humains de s’affirmer comme les sujets d’une expérience vécue ; il met en lumière le fait que les relations fondées sur la reconnaissance mutuelle sont constitutives de l’existence personnelle (au sein de la famille, de l’école, du travail, de l’espace public, etc.) ; enfin, il permet d’insister sur le sens/la signification que les auteurs d’une action tentent d’attribuer à ce qu’ils font, pour défier le risque – mortifère – de l’absurde. Le terme de sujet ou de subjectivité renvoie fondamentalement à l’idée qu’il est possible d’être non seulement l’acteur d’une organisation, mais l’auteur de ses actes et de sa vie. Le terme d’ « acteur » a longtemps été privilégié en sociologie, parce qu’il permettait de mettre l’accent sur l’engagement dans l’action collective, en vue de produire un « changement ». Il soulignait ainsi l’importance de la société et de l’organisation, comme « systèmes d’action ». Mais il avait pour inconvénient de s’appuyer sur une théorie de la société présupposant une intégration progressive de ses membres, et sur une conception de l’action déconnectée de la question du sens. Voilà pourquoi, bien que nous serons souvent amenés à utiliser le terme d’acteur pour décrire des capacités d’action, nous ferons appel à celui de sujet ou de subjectivité pour analyser la manière qu’ont les personnes et les groupes de vivre une diversité d’expériences, faites de reconnaissance ou de mépris, de signification ou de non-signification. Le terme de sujet ne doit donc pas pour autant être utilisé de façon trop rigide : il y a des formes de subjectivité, qui dépendent de la finalité de l’organisation (marchande, non-marchande), des rapports de pouvoir, de la façon dont le travail est organisé, etc. De façon plus générale, ce terme traduit également l’avènement d’un mode de pensée autonome qui, depuis les Lumières, repose sur les principes de l’autodétermination et de la responsabilité. C’est ainsi que s’est constituée l’idée de « sujet de droit ». Nous verrons pourtant qu’il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin pour faire référence au terme de sujet, d’autant que bien des recherches montrent que l’idéal d’autonomie issu des Lumières est confronté à de nombreuses limites. Dans les organisations contemporaines, il ne faut pas nécessairement être « autonome » pour être interprété – et s’interprété soi-même – comme un sujet. Dans les cas que nous avons mentionnés, nous avons pu observer des manières de vivre et d'éprouver le monde en tant membres d'une organisation spécifique, répondant à des critères précis de répartition des tâches et de coordination des activités, sans que cela n'entraîne pour autant le point de vue normatif présenté à l'instant.

Il reste que ces trois catégories (rationalité, travail, subjectivité) sur lesquelles prend appui la notion d'organisation vont se trouver bouleversées avec l'entrée dans la modernité et, plus spécifiquement, avec la doctrine utilitariste qui sous-tend le projet des Lumières à la fin du XVIIIe siècle. L'objet de cette fiche est de situer ces bouleversements en montrant qu'ils ont impliqué, non seulement une modification des types d'organisation (en particulier l'apparition de la « fabrique », ancêtre de l'usine puis de l'entreprise de production

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capitaliste), mais aussi sinon davantage encore la naissance d'une matrice théorique entièrement nouvelle. Rétrospectivement, on doit d'ailleurs observer que c'est la naissance et la consolidation de cette doctrine qui a en quelque sorte levé les inhibitions morales et permis le déploiement à large échelle de la notion d'organisation. Au sein de cette fiche, deux moments fondateurs accompagnent le renouveau de cette notion, moments à partir desquels l'organisation a commencé à être constituée en véritable objet de connaissance théorique : la naissance de « l'économie politique » et l'autonomisation du champ économique à l'égard des autres domaines de la vie sociale (l'économie de marché) ; la volonté de produire une analyse scientifique de l'organisation et, plus particulièrement, de la division du travail (le taylorisme). En guise d'introduction, arrêtons-nous sur le premier moment : de manière synthétique, celui-ci renvoie au rapport étroit que la science économique établit, dès sa fondation, entre marché et division du travail. Il est étroitement associé aux travaux du philosophe et économiste écossais, Adam SMITH (1723-1790), en particulier dans son essai intitulé Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

Des Lumières à l'utilitarisme
Adam Smith appartient au mouvement des Lumières, qui domine le XVIIIe siècle. Comme son nom l’indique, ce mouvement vise à faire triompher les « lumières » de la raison sur « l’obscurantisme » des croyances spontanées. Qu’est-ce que l’obscurantisme ? C’est grosso modo la double idée suivante : (1) seule la croyance dans l’existence d’un univers surnaturel donne un fondement stable aux comportements humains ; (2) cette croyance dépasse les capacités rationnelles du sujet humain et requiert de sa part une soumission intégrale. Son équivalent le plus vulgaire est la superstition ou la religiosité. Particulièrement vivace au Moyen-âge – l’Inquisition en a été une sinistre expression –, il a généralement justifié de nombreuses pratiques despotiques, religieuses ou politiques. Sur un plan scientifique, l’obscurantisme signifiait une démission de la raison devant la complexité du réel. Sur un plan politique ou moral, il traduisait un asservissement de l’homme à des forces magiques échappant à la raison. Impulsée par l’humanisme de la Renaissance en Europe – Erasme (1469 – 1536), More (1478 – 1535) –, renforcée par les philosophies de R. Descartes (1596 – 1650) et de J. Locke (1632 – 1704), le mouvement des Lumières défend au contraire un programme d’émancipation de la condition humaine, que l’on peut ramener à l’expression de plusieurs éléments : l’idéal de la raison autonome, c’est-à-dire l’idéal d’une raison censée fournir à l’homme les moyens d'une autonomie définitive à l'égard des forces magiques ou

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surnaturelles. Pour les Lumières – et pour notre modernité en général –, les sociétés humaines ne peuvent plus trouver dans une garantie extra-sociale le recours ultime ou l'élément explicatif de leurs difficultés. Elles sont ce que les hommes en font. Par extension, on parle de sociétés autonomes, émancipées de leur tutelle à l'écart d'un fondement extra-social. Au contraire les sociétés traditionnelles ou d'Ancien régime étaient dites hétéronomes : elles tiraient leur principe d'existence d'une extériorité qui semblait « dépasser » les capacités de la raison humaine ; logiquement, cette première caractéristique s'accompagne du deuxième élément suivant : la promotion de la science et du libre-arbitre dans la conduite des affaires humaines. La science, l'usage de la raison orientée vers la connaissance du monde, n'est pas seulement une activité chargée de satisfaire l'insatiable curiosité des humains pour le monde qui les entoure, mais une façon d'être, une manière philosophique d'habiter le monde. De même, l'usage critique de la raison par des individus émancipés des tutelles traditionnelles (religieuses, familiales, politiques, etc.) n'est plus vu comme une menace pour l'équilibre social mais comme la condition d'une société harmonieuse, prospère et juste. Il est désormais reconnu à chaque individu le droit d'examiner rationnellement chaque situation humaine, de « peser le pour et le contre », de s'y engager ou de s'en soustraire. En d'autres termes, la conscience de chaque individu – quelles que soient ses caractéristiques – est reconnue comme le siège de la raison. La liberté de conscience apparaît ainsi comme une valeur fondatrice et inaliénable ; mais cette promotion de la science et du libre-choix s'accompagne également de la valorisation des satisfactions ordinaires dans la vie courante, éléments que le christianisme et la philosophie classique – notamment chez Descartes – avaient jusqu'ici tenu pour secondaires, voire néfastes. Ces satisfactions désignent tous les éléments qui concourent à procurer aux individus des « états de plaisir ». Cela passe par la promotion des plaisirs corporels (activité sexuelle, gastronomie, soins du corps, hygiène, santé, etc.) mais aussi, de manière simultanée, par l'importance croissante accordée à la possession de ressources matérielles permettant d'accéder à ces différents états. On a là, plus largement, les conditions d'une reconnaissance de la « matérialité » de l’existence humaine. L'hédonisme (la satisfaction des sens et la recherche des plaisirs dans les différents domaines de la vie) et l'utilitarisme (la balance des plaisirs et des peines et la « fabrication » scientifique de la plus grande quantité de bonheur possible, en particulier à travers l'accroissement des ressources matérielles) forment les deux versants de ce matérialisme naissant, dont on peut

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dire qu'il se résume dans la notion de bien-être. Pour une large partie des philosophes des Lumières, cette notion ne constitue pas seulement un but possible de l'action humaine mais l'horizon général des actions fondées sur la raison. Signalons seulement que nous entrons là au cœur d'un conflit qui n'en finit pas depuis les Lumières : si la raison est le moteur de l'action humaine, pourquoi celle-ci devrait elle se référer exclusivement au bien-être ? N'a-t-elle pas les moyens à son tour de s'émanciper de cet horizon et d'en proposer d'autres ? Pourquoi la confiance dans le pouvoir illimité de la raison devrait-il se limiter par avance à une construction morale particulière ? Nous le verrons, nous sommes ici au centre d'une tension fondamentale de la pensée moderne, dont nous essaierons de dénouer quelques fils dans les fiches qui vont suivre ; une autre caractéristique découle pourtant de ce qui vient d'être signalé. La confiance dans le libre-arbitre va de pair avec une construction politique entièrement nouvelle : la mise en place de régimes politiques démocratiques fondés sur la défense des libertés civiles (liberté d'expression, d'opinion, d'association, de culte, de propriété, etc.) et la naissance des Etats-Nation modernes. L'inspiration générale s'enracine dans la Déclaration française des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, mais elle touche en réalité aux bases de l'autonomie dont nous parlions plus haut, que l'on pourrait caractériser à travers l'auto-législation. Ce terme indique que la capacité d'une société à prendre en charge son destin de manière autonome passe par la promulgation de lois visant ce qu'il est convenu d'appeler « l'intérêt général ». Cette notion ne désigne pas « l'intérêt du plus grand nombre ou de la majorité » mais l'intérêt de ce qu'il y a de commun entre tous. A ce stade, disons qu'il ressort de cette notion une autre définition de la liberté : non pas simple disposition intérieure dans un contexte pré-moderne (définition scholastique) ou libre-disposition de soi en l'absence de contraintes (définition utilitariste), mais disposition à se soumettre à des lois que l'on a préalablement choisies. Tout l'équilibre politique des Lumières tient à l'importance d'une visée politique autonome, tout en admettant l'importance accordée désormais à l'économie. A ce stade, on peut définir celle-ci comme la sphère de production, de consommation, d'échange et de redistribution de biens et services utiles, c'est-à-dire nécessaire à la survie de l'espèce et à l'accroissement de ses ressources matérielles (cf. infra) ; ces tensions n'échappent pas tout à fait aux penseurs des Lumières, mais l'on peut penser qu'elle surgit à un moment historique qui porte la marque d'une nouvelle

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croyance collective : la foi dans le progrès. Très étrange, cette superposition de la renonciation aux croyances surnaturelles et la promotion, explicite ou implicite, d'une nouvelle philosophie de l'Histoire, fondée sur la croyance largement irréfléchie dans les vertus du progrès. Pourtant, à bien y regarder, cette notion est loin d'être un simple artifice de la pensée. Elle est d'abord une résultante de l'Histoire elle-même. Les deux révolutions (française et américaine) laissent à penser que nous entrons dans une nouvelle ère politique, marquée par la fin du règne de l'arbitraire et la reconnaissance universelle des droits des individus. De même, les avancées de la connaissance scientifique (biologie, chimie, physique, mathématique, mais aussi économie et droit) donnent le sentiment que la marche des sociétés vers le bonheur est définitivement engagée et que rien ne pourra l'arrêter. Mais surtout, cette notion est un moyen particulièrement propice pour résoudre les problèmes avancés jusqu'ici, en faisant l'hypothèse d'une convergence progressive de tous les plans de la raisons, de tous les domaines de la vie sociale dans lesquelles l'usage de la raison doit désormais s'affirmer. Cet aspect a sans doute été résumé mieux que quiconque par Diderot, l'un des initiateurs de l'Encyclopédie. Diderot y évoque la figure de l'Eclectique : « L’Eclectique est un philosophe qui foulant aux pieds le préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs, les examiner, les discuter, n’admettre rien que le témoignage de son expérience et de sa raison » (Diderot, dans l’Encyclopédie). Malheureusement, l'Histoire du XXe siècle devra constater que le développement de la raison est largement contradictoire : le capitalisme s'accompagne d'une augmentation du niveau de richesses, mais aussi d'un accroissement des inégalités (sociales, culturelles, etc.) à l'échelle nationale ou internationale ; la politique moderne repose sur la souveraineté populaire, mais les nationalismes du XIXe siècle et les totalitarismes du XXe siècle ont montré combien cette fondation était fragile ; le développement scientifique peut avoir pour objectif non l'émancipation du genre humain par la connaissance mais aussi la destruction de l'humanité (Auschwitz, Hiroshima…) ou, de façon moins tragique mais plus répandue, l'assujettissement de la pensée et de l'agir à la technique. Au moment des Lumières, l'utilitarisme est toutefois l'une des philosophies qui émerge avec le plus de force du tourbillon intellectuel de la fin du XVIIIe siècle. Elle n’est pas la seule expression des Lumières, mais en constitue l’expression la plus affirmée et la plus cohérente, selon les analyses de C. Taylor (2002). Notons à ce propose que l'on distingue schématiquement deux grandes variantes des Lumières : les Lumières anglaises, qui ont donné naissance à l’utilitarisme et à l’économie moderne,

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tout en acceptant un certain théisme (Locke, Hume, Smith) : les Lumières françaises, qui ont donné naissance au rationalisme technique et scientifique (précurseur du positivisme) ainsi qu’à un athéisme affirmé, d'inspiration hédoniste (Voltaire, Diderot, d’Alembert). Au point de départ, l’utilitarisme est une philosophie morale qui défend « l’idée, somme toute fort plausible, qu’une société juste est une société heureuse » (Arnsperger, Van Parijs, p. 15). Dans un premier temps, cette philosophie s’appuie sur le principe, élaboré par le philosophe anglais D. HUME (1711-1776), selon lequel la raison est apte à se prononcer sur les faits, mais non sur les valeurs.2 Arrêtons-nous momentanément sur cette question. Pour lui, les valeurs sont des constructions abstraites sans réalité propre : elles ne doivent leur existence qu'aux expériences sensibles répétées au fil du temps, dont elles constituent les « traces mentales ». Elles sont donc un reflet de l’habitude : c’est à force de voir des expériences se répéter dans la durée que l’idée d’une relation de causalité ou d’un principe abstrait est susceptible de voir le jour. Une telle relation ou un tel principe peuvent à leur tour être interprétés comme le reflet d’une ou plusieurs valeurs, dont la mesure où celles-ci s'avèrent utiles pour expliquer tel ou tel événement sensible. (Par exemple, c’est parce qu’elle prend ses repas tous les jours à la même heure qu’une famille génère des liens affectifs ou des rapports d’autorité spécifiques, constitutifs de ce qu’est une « famille » au sens générique. Mais c’est aussi à travers cette pratique qu’elle fait apparaître la valeur qu’elle attribue au repas, à la convivialité, au besoin d’être ensemble). Hume développe ici une position d’empirisme et de scepticisme radical. Les idées dérivent exclusivement de l’expérience (c’est la position empirique). Le raisonnement ou la réflexion morale résultent de l’habitude : ils ne sont aucunement le fruit d’une initiative de la volonté se référant à des valeurs ayant leur finalité en elle-même (c’est la position sceptique). Il en tire une critique radicale de toute croyance – identifiée à une fiction de l’imagination, une dérive de la raison –, considère l’autorité politique uniquement du point de vue de sa contribution pragmatique à l’ordre social et définit l’éthique comme une disposition collective, un sentiment commun de ce qui est « bien ». En d’autres termes, les valeurs ne peuvent guider l’action ou renvoyer à une autorité morale, indépendante des situations vécues par les individus. Elles ne font que refléter un agencement collectif de « l’idée d’éthique » au sein d’une communauté humaine. Cette position – un empirisme radicalement sceptique – constitue le premier « noyau philosophique » de l’utilitarisme.3
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Les auteurs en petites capitales se réfèrent directement au paradigme étudié ici. Cela se traduira, notamment, par le « conséquentialisme » (cf. infra).

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Le second « noyau philosophique » de cette branche des Lumières est le statut nouveau qu’elle accorde à la richesse dans la conception de la « vie bonne ». En rupture avec l’ensemble de la tradition philosophique héritée de la Grèce antique et du socle judéochrétienne, la richesse devient un bien désirable. Une telle vision s'est élaborée progressivement : chez Adam SMITH par exemple, elle cohabite avec une Théorie des sentiments moraux (1759) qui met l'accent sur la « sympathie », bien que son Essai sur les causes et la nature de la richesse des nations (1776) produise des avancées irréversibles dans cette direction. Il faudra attendre les travaux de Jeremy BENTHAM (1748 – 1832), notamment sa Théorie des peines et des récompenses (1829), puis ceux de John-Suart MILL (1806 – 1873), en particulier L'Utilitarisme (1861), pour voir une telle vision se radicaliser et la richesse acquérir le statut qu'elle occupe désormais dans l'Occident moderne : celui de preuve indubitable du succès et de l'estime de soi. Il n'en reste pas moins que la production et l'accumulation de richesse devient, à dater de la fin du XVIIIe siècle, un objectif moral de plus en plus légitime. Il en découle une nouvelle théorie de l'action : quelque chose d’utile est quelque chose qui, par la médiation de la richesse produite, contribue au bien-être. Comment, dans cette perspective, définir plus précisément le contenu de l’utilitarisme ? Impulsé par A. SMITH, systématisé comme philosophie globale au 19e siècle par J. BENTHAM et J-S. MILL, l’utilitarisme vise à analyser les mécanismes à l’origine du bien-être d’une collectivité donnée. Sa finalité est de produire la plus grande quantité de bonheur possible pour le plus grand nombre d’individus possibles. Historiquement, l’utilitarisme recouvre une famille de pensée hétérogène, dont on peut toutefois résumer les principes fondateurs autour des trois propositions suivantes : il s’agit d’une philosophie « welfariste », individualiste et calculatrice. « welfariste » : de manière générale, on peut définir l’utile par opposition à l’inutile, au gratuit. Est « utile » ce qui sert à quelque chose, remplit une fonction dans un espace de possibles, par opposition à « ce qui ne sert à rien ». Mais l’utilitarisme a toujours été au-delà de cette première définition de l’utilité. Pour lui, l’utilité renvoie à un ensemble de préférences qu’un individu élabore en vue de parvenir à un certain niveau de bien-être (Par exemple, pour que Pierre soit heureux, il lui est nécessaire de rouler en Porsche, d’avoir des enfants et d’exercer le métier de journaliste : ces éléments désignent des préférences, qui guident ses choix et déterminent un plan d’action)4. Quant au bien-être, il désigne ce qui procure au sujet humain un « état de
4 Sur une analyse de la place des préférences dans la tradition utilitariste, voir notamment Gosseries (A.), 2001, Les trois dimensions de l'utilitarisme. Note de cours en « Ethique des affaires », UCL, non publié. Cet auteur

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plaisir ». Cette satisfaction concerne prioritairement le registre de la vie sensible. Mais elle désigne aussi les aspects de la vie morale ou spirituelle qui, lorsqu’ils sont atteints, procurent une certaine satisfaction (il peut s’agir de passer du temps à faire du sport ou à pratiquer les mathématiques, si le sport ou les mathématiques sont considérées comme des sources de satisfaction, sur le plan physique ou intellectuel). La notion de bien-être englobe ainsi tout ce à quoi J. BENTHAM oppose les « douleurs et les peines ». En théorie, cette définition est très large : elle recouvre des préférences diverses. Mais dans un monde marqué par l’importance accordée à la matérialité de l’existence humaine, où la question de la possession des ressources nécessaires pour atteindre ces différents « états de plaisir » occupe une place prépondérante, la question spécifique du bien-être matériel domine les autres formes de bien-être. Si l’utilitarisme a historiquement tenté de valoriser des conceptions très diverses de bien-être, son interaction avec l’économie moderne a consacré la préférence pour le bien-être matériel comme préférence dominante ; individualiste : pour les utilitaristes, les conduites humaines sont guidées par l’utilité individuelle, élément nécessaire pour définir le caractère rationnel de l’action. A leurs yeux, la notion d’utilité collective n’a pas de fondement scientifique, dans la mesure où les préférences renvoient exclusivement à des classements élaborés par des individus solitaires. Cela ne signifie pas que ces penseurs soient indifférents à l’égard du bien commun ou de l’intérêt général. Mais ils ne conçoivent celui-ci qu’à travers la somme des intérêts particuliers. Ils sont donc obligés d’adopter une position d’indifférence a priori à l’égard des dimensions collectives de la vie en société, quitte à ce que celles-ci soient réintroduites a posteriori dans l’évaluation des conséquences. De fait, ils estiment que le passage de l’utilité individuelle à l’utilité collective est assuré par le principe d’une agrégation ou d’une addition des comportements individuels. Ceci s’explique par le fait que ces penseurs défendent une conception individualiste de la liberté : les conduites humaines étant fondée sur le libre-arbitre, elles ne peuvent que refléter l’absence de contraintes collectives et doivent être analysées comme telles. Il s’agit donc de faire en sorte que « le bien ultime, qui préside à l’évaluation des conséquences, se réduise à l’agrégat des biens individuels et que le ‘tout social’, d’un point de vue éthique, n’excède pas la somme de ses parties » (Arnsperger, Van Parijs, p. 16) ;

souligne la fragilité de la notion de « préférences », au regard notamment du fait que ces préférences sont influencées par les intentions d'autrui, le milieu culturel, les origines sociales, etc.

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calculatrice : enfin et surtout, cette philosophie repose sur l’idée que la procédure de tri et de sélection des préférences la plus adéquate pour parvenir un certain état de bien-être est fournie par le calcul mathématique – ce que Max Weber désigne par un « principe de calculabilité ». En d’autres termes, le calcul définit le moyen permettant de viser un état de bien-être effectif, sur la base d’une pluralité possible de préférences. Il constitue donc la modalité pratique sur laquelle repose la détermination de l’utilité individuelle. Mais son rôle s’étend aussi à la construction de l’utilité collective. Le principe de l’agrégation des utilités individuelles renvoie à l’idée que chacune de ces utilités correspond au fragment d’une équation mathématique plus ou moins complexe, dont la résolution détermine le contenu de l’utilité collective. Le calcul n’est donc pas seulement une possibilité parmi d’autres permettant de définir une conduite rationnelle. Pour les utilitaristes, il définit la seule procédure capable de déterminer les buts de l’action humaine, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. Certes, il n’est pas question de nier le fait que certains arbitrages reposent sur des calculs, parfois fort complexes, permettant de peser les avantages ou les inconvénients d’une action. Mais sa généralisation à tout comportement humain induit une lecture partielle des motifs de l’action et de la détermination des préférences. En effet, le calcul suppose une objectivation préalable des buts de l’action, sous la forme d’un arbitrage coûts-bénéfices. Il induit donc non seulement une connaissance exhaustive des éléments qui entrent dans la détermination de cet arbitrage, mais aussi l’idée que le réel peut faire l’objet d’une lecture binaire, sous la forme de forces et faiblesses quantifiables et monétarisables. Mais ceci est rarement le cas, sauf à occulter une part importante de l’action humaine – celle qui relève de la relation ou de l’interaction – ou à induire de celleci une lecture très limitée.

L’utilitarisme ne se réduit donc pas au simple égoïsme. A l’origine, cette philosophie définit une orientation générale (la finalité d’une société humaine est l’accroissement du bien-être de l’ensemble de ses membres) et une méthode de construction de l’utilité collective (celleci repose sur l’agrégation des utilités individuelles). Elle a donné lieu à des conceptualisations originales, à l’image de celle avancée par J.-S. MILL (Enc. 2). Mais elle s’appuie sur une conception individualiste de la vie sociale, dans laquelle le tout ne dépasse pas la somme des parties. De fait, cette caractéristique transversale permet de forger une description générale de l'utilitarisme, au-delà des divergences qu'il continue de susciter5. Ajoutons encore un point, à ce propos. Dans l’ensemble, nous avons à faire, avec
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Dans Critique de la raison utilitaire (1989), Alain Caillé écrit notamment : « Sans se soucier de nuances superflues ici, qualifions d'utilitariste toute doctrine qui repose sur l'affirmation que les sujets humains sont

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l’utilitarisme, à une philosophie conséquentialiste : cela signifie que le bien fondé d’une action ne repose pas sur la correspondance vis-à-vis de principes fixés préalablement, mais uniquement sur la nature des résultats obtenus, des conséquences observées. (Ainsi, par exemple, il ne peut exister de principes a priori en matière d’information ou de participation des travailleurs. La seule question importante pour un utilitariste est de savoir si l’information des travailleurs ou leur participation à la chaîne de décision est susceptible d’améliorer l’efficacité et les résultats de l’entreprise concernée)6. Dans ce contexte, une conduite est dite rationnelle si et seulement si elle vise l’amélioration d’un niveau donné de bien-être, repose sur l’agrégation de comportements individuels et peut faire l’objet d’un calcul coûtsbénéfices (dit « calcul d’utilité »). Sur le plan des motifs de l'action humaine, on doit également constater que la rationalité dont il est question repose sur le primat accordé à l'intérêt : ce qui pousse les sujets humains à agir est censé relever principalement – ou exclusivement – de l'intérêt utilitaire et des formes de calcul plus ou moins sophistiquées qui en découlent. Les autres motivations (affects, traditions, culture, obéissance à des valeurs, etc.) semblent exclues, au moins au titre de motivation indépendante.

régis par la logique égoïste du calcul des plaisirs et des peines, ou encore par leur seul intérêt, et qu'il est bon qu'il en soit ainsi parce qu'il n'existe pas d'autre fondement possible aux normes éthiques que la loi du bonheur des individus ou de la collectivité des individus ». (p. 18) Et de façon plus polémique : « Loin de contribuer au foisonnement de l'invention démocratique et au progrès du savoir, l'utilitarisme les stérilise. Rationnel et démocratique, initialement, l'utilitarisme dégrade la Raison en rationalisme, la science en scientisme et la démocratie en technocratisme. Autre manière de dire qu'il est victime de son réductionnisme. Immanquablement en effet, en raison de la pente qui lui est propre, il ne peut pas ne pas réduire, théoriquement et pratiquement, les sociétés et les sujets humains au seul jeu des intérêts et, deuxième réduction, ceux-ci aux seuls intérêts économiques. Il ne peut pas du même coup ne pas résorber la question de la démocratie dans celle de l'efficacité productive et identifier l'interrogation éthique au presque-rien ». (p. 9) 6 Sur la question, voir à nouveau Gosseries (A.), 2001, op. cit.

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Enc. 2 – J.-S. MILL, un utilitariste original
Au 19e, J-S MILL défend une conception « sociale-démocrate » voire « socialiste » de l’utilitarisme. L’utilitarisme se s’oppose pas, selon lui, à l’existence et à l’intervention de l’Etat dans le champ économique, mais à condition que celui-ci s’en tienne à des processus strictement redistributifs. A ses yeux, le principe d’une intervention étatique est fondée, dans la mesure où elle permet de compléter les déficiences du marché en matière de bien-être collectif. En d’autres termes, Mill soutient des formes utilitaires de redistribution publique, en prenant acte du fait que l’agrégation par le marché ne parvient pas à l’optimum escompté. De même, il envisage l’hypothèse selon laquelle l’utilité ne se réduirait pas au bien-être matériel ou à l’intérêt économique, mais engloberait un spectre de préférences assez larges (options morales, choix sentimentaux, goûts artistiques, etc.) Dans ce contexte, l’utilitarisme décrit principalement une méthode de construction de l’utilité collective et du bien-commun, fondée sur une logique générale d’agrégation des comportements individuels, mais pouvant être pondérée, le cas échéant, par l’intervention de la puissance publique ou le rôle d’institutions analogues. Telle n’est pourtant pas l’orientation défendue par l’économie de marché, qui naît à la fin du XVIIIe dans le giron de l’utilitarisme initial.

L’économie de marché, un utilitarisme élargi ?
L’économie, une fonction générale et plurielle Pour le sociologue M. WEBER (1864 – 1920), « nous disons d’une action qu’elle a une ‘orientation économique’ quand elle cherche, dans son intention, à aller au-devant d’un désir d’utilité. [Et] nous désignons par ‘activité [strictement] économique’ l’exercice pacifique d’un droit de disposition d’orientation essentiellement économique » (1971, p. 101). L’utilité dont il est question cette fois renvoie à ce que nous avons désigné, de manière assez sommaire, sous la forme d’une préférence pour le bien-être matériel. En effet, l’économie désigne primitivement cette fonction générale du monde humain qui a pour objet la satisfaction de ses besoins matériels, en vue d’assurer son développement. Mais cette acception de l’utilité – comme simple « vecteur » de bien-être matériel – n’implique pas nécessairement les présupposés individualistes exposés plus haut. La science économique remonte, en effet, à des sociétés où les dimensions collectives de la vie sociale étaient largement prédominantes. Son objectif était alors d’assurer la survie de l’espèce à partir de la satisfaction de ses besoins, sans pour autant en déduire une philosophie du comportement humain. C’est dans cette perspective que Weber décrit l’économie. A ses yeux, celle-ci recouvre un ensemble de motivations, visant l’accroissement pacifique d’un état donné de bien-être. Mais une telle perspective n'est pas exclusive : elle peut aller de pair avec des finalités d’un autre

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ordre, à l’image d’une économie au service d’une société égalitaire ou d’une économie en temps de guerre. A ce propos, Weber ajoute : « par opposition à ‘activité [strictement] économique’, nous appellerons activité ‘à orientation économique’ toute activité qui (a) est orientée en principe à d’autres fins mais qui tient compte dans son déroulement de faits économiques, ou qui (b) est d’orientation essentiellement économique mais utilise pour parvenir à ses fins des moyens violents. Autrement dit, toute activité dont l’orientation n’est pas essentiellement et pacifiquement économique, mais dans la détermination de laquelle entrent des facteurs économiques » (1971, p. 102). En suivant la ligne de Weber, ou encore celle de Karl POLANYI (1886 – 1964), on peut alors décrire l’économie comme « un complexe d’activités concerné par la production, la distribution, l’échange et la consommation de biens et de services » (Laville, 1997, p. 229230)7. Dans cette perspective, l’économie repose sur une pluralité de polarités : le marché, la redistribution publique et la réciprocité. Cette dernière caractérise des activités provenant des secteurs de l'économie sociale ou solidaire (a.s.b.l., ONG, entreprises d’insertion, etc.), autrement dit les organisations à finalité économique et citoyenne. Un secteur dont l’objectif général est le service aux personnes ou la préservation du lien social, et dont la logique économique repose sur des relations de réciprocité entre différents partenaires. De ce point de vue, la science économique ne peut se cantonner à une conception étroite de l’utilité, fixée par la tradition utilitariste. Elle renvoie à une conception plus large, permettant d’articuler l’amélioration du bien-être avec des objectifs qui tiennent aux fondements de la vie sociale. L’économie et le marché : un moment particulier Comme l'a souligné l'anthropologue Louis Dumont (1977), la fin du XVIIIe siècle se caractérise néanmoins par l'autonomisation du champ économique et la constitution d'une science entièrement nouvelle : « l'économie politique ». Initiée par les travaux précurseurs d'Adam Smith, cette science va à la fois jeter les bases de la théorie économie moderne et affirmer la prépondérance, voire l’exclusivité, d’un mode de coordination de l’action humaine – le marché. Or une telle évolution n'est possible qu'à condition de s'appuyer sur la doctrine utilitariste en émergence et, en même temps, d'en élargir le champ d'application. Affirmer la supériorité de la « forme marchande de l'économie » suppose en effet de mobiliser une représentation du sujet humain dans laquelle celui-ci est mû par la logique de l'intérêt. C'est en effet sur la base d'une telle théorie que l'affirmation d'un mode général de
7 Pour une synthèse des apports de Karl Polanyi à la réflexion critique en économie, voir en particulier Laville, 2010.

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coordination de l'action humaine voyant dans le marché une modalité optimale devient possible : le marché repose en effet, par construction même, sur la mise en relation d'intérêts privés s'ajustant à travers la « loi de l'offre et de la demande » par le biais d'un prix. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la mise à jour de polarités non-marchandes autour desquels l'économie s'est historiquement construite ou pourrait être amenée à se redéployer dans le futur (la redistribution, la réciprocité) renvoie à une conception ouverte de la rationalité, dans laquelle l'utilité individuelle n'est pas le seul mobile de l'action. Il reste que l'affirmation progressive de la prépondérance du marché agit comme un catalyseur : elle conduit à une utilisation extensive de l'utilitarisme, qui prend peu à peu la forme d'une matrice générale d'analyse et de prédiction des comportements humains. En retour, cette nouvelle doctrine fournit à la jeune science économique les conditions d'une légitimité scientifique indispensable à sa reconnaissance dans le monde académique8. Mais cette rencontre croisée à aussi des effets sur la doctrine utilitariste elle-même. L'économie de marché conduit à en radicaliser les présupposés philosophiques originels, dans une triple direction : le formalisme, l’égoïsme et l’optimisation marchande. le formalisme : alors que l’utilitarisme des origines visait un état général de bienêtre, l’économie de marché fait de la recherche du bien-être matériel la base d’une logique formelle : celle-ci définit un système de préférences objectivées, théoriquement partagées par tous les membres d’une société. En élaborant des « fonctions » ou des « calculs d’utilité », elle conduit alors à une formalisation généralisée des échanges, inspirée de la formalisation mathématique, dans laquelle la préférence pour le bien-être matériel acquiert le statut de « méta-préférence », c’està-dire une préférence de niveau supérieur dont le principe n’est plus discutable. On voit donc la lecture sociale qui accompagne cette formalisation : celle-ci n’est possible qu’à condition de « rigidifier » la construction des préférences chez les sujets humains. Cette « rigidification » entraîne une absence de recul critique – en particulier pour savoir si la préférence pour le bien-être matériel est effectivement ce qui guide les comportements. Elle constitue pourtant une condition nécessaire au formalisme de la science économique moderne. Dans ce contexte, la rationalité devient ce que M. Weber (ibid., p. 130) appelle une rationalité formelle. Ce terme décrit l’idée selon laquelle, en se référant à une échelle pré-déterminée de préférences, les échanges peuvent toujours faire l’objet d’une formalisation mathématique et donner
Elle dote en effet l'économie d'une théorie de l'action lui permettant de se constituer comme champ autonome de production scientifique et d'intervention sur la société Sur ces questions, voir Caillé, 1989. La notion d'utilitarisme élargi renvoie à la façon qu'a cet auteur de proposer un séquençage historique de l'utilitarisme : « l'utilitarisme diffus », « l'utilitarisme dominant mais contrebalancé », « l'utilitarisme généralisé mais euphémisé ». Elle fait écho à la deuxième séquence.
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lieu à un calcul d’utilité, à partir d’un arbitrage coûts/bénéfices fixant la pertinence des choix. En d’autres termes, la rationalité formelle met l’accent sur la logique interne des choix, sans référence à des valeurs ou à des dimensions d’un autre ordre. Elle est auto-centrée9; l’égoïsme : dans l’approche utilitariste, la poursuite du bien-être individuel constitue, nous l’avons vu plus haut, le fondement du comportement rationnel. L’intérêt individuel est recherché indépendamment des intérêts d’autrui. Avec l'émergence de l’économie de marché, cette approche est radicalisée. Désormais, la poursuite du bien-être collectif n’est possible qu’à deux conditions : (1) chacun poursuit préalablement son intérêt personnel, orienté vers l’utilité ; (2) cet intérêt vise à détenir des ressources limitées, simultanément convoitées par un autre agent économique. Dans cette perspective, la satisfaction de l’intérêt personnel s’opère dans un espace social où plusieurs agents sont en lutte pour la possession de ressources communes. Alors que l’utilitarisme définissait une simple orientation de l’action, l’économie de marché repose sur un principe d’appropriation : le régime général est celui de la propriété privée. K. Marx (1818 – 1883) a parlé à ce propos des « eaux froides du calcul égoïste » et de « l’intérêt privé asocial » (Marx, 19651968, p. 208). Plus tard, Polanyi écrira que « la véritable critique que l’on peut faire à la société de marché n’est pas qu’elle était fondée sur l’économique – en un sens, toute société, quelle qu’elle soit, doit être fondée sur lui – mais que son économie était fondée sur l’intérêt personnel. […] Lorsque l’on y regarde de plus près, on constate que le marché autorégulateur du XIXe diffère radicalement de celui qu’il l’a précédé, même du prédécesseur le plus immédiat, en ce qu’il compte sur l’égoïsme économique pour assurer sa régulation » (Karl Polanyi, 1983, pp. 320-321) ; l’optimisation marchande : nous l'avons dit, dans un contexte où les individus sont en lutte les uns avec les autres de manière pacifique, le mode de coordination dominant devient le marché. A nouveau, cela n’implique pas la renonciation à toute visée commune : le marché ne définit rien d’autre qu’un mode de coordination des conduites individuelles. Mais cela signifie que la formation de l’intérêt général n’est possible qu’à travers ce que l’anthropologue contemporain L. Dumont appelle « l’échange égoïste entre les hommes » (1977, p. 122). De ce point de vue, le marché est beaucoup plus qu’un simple dispositif d’addition des utilités individuelles : (1) il
9 Pour rappel, M. Weber parle à ce propos d’une rationalité « univoque », par opposition à la rationalité substantielle, fondée sur l’interaction, qui est susceptible d’interprétations multiples et présente un caractère « équivoque ».

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est perçu comme le seul dispositif capable de réaliser cette agrégation ; (2) l’agrégation dont il est question est fondée sur un principe d’optimalité.10 C’est la fameuse théorie de la main invisible, développée par A. Smith. Celle-ci repose sur l’hypothèse d’un ordre spontané et optimal : « une main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses nécessaires qui aurait eu lieu si la terre eût été donnée en égale portion à chacun de ses habitants ; et ainsi, sans le savoir, sans même en avoir l’intention, le riche sert l’intérêt social et la multiplication de l’espèce humaine » (Smith, 1776, souligné par nous). La logique de calcul qui servait à déterminer un certain état de bien-être s’en trouve profondément modifiée : alors qu’elle servait seulement à « trier » des préférences individuelles et à construire une utilité collective de manière « agrégée », elle est cette fois redéfinie sous la forme d’un calcul d’optimalité, c’est-à-dire d’une procédure visant un état collectif idéal. Cette orientation est une inflexion notoire par rapport à l’utilitarisme des origines et nous verrons qu’elle a été, plus que d’autres, soumises à de nombreuses critiques. Parallèlement, on doit noter l’impact de cette idée sur l’importance accordée au marché par l’économie moderne : parce qu’il est susceptible de mener à une situation optimale, le marché est défini comme un mécanisme « naturel » de coordination des utilités individuelles. En d’autres termes, le marché apparaît comme une disposition naturelle de la vie en société alors qu’il est, dans les faits, la résultante d’une conception particulière de l’échange économique. Ici, on peut dire que l’économie marchande « naturalise » le marché. En résumant le passage de l’utilitarisme originel à l’économie de marché, on obtient le tableau suivant (Tab.1)

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Que les économistes du 19e s. (Walras, Pareto) appelleront plus tard la « théorie de l’équilibre général ».

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Tab. 1 – De l’utilitarisme à l’économie de marché
UTILITARISME ORIGINEL (LUMIERES ANGLAISES) UTILITARISME ELARGI (ECONOME DE MARCHÉ) CARACTERISTIQUE(S) DE LA
RATIONALITE

« welfarisme »

formalisme économique Rationalité formelle

individualisme

égoïsme

et optimisatrice

calcul d’agrégation

optimisation marchande (offre/demande/prix)

Au point de rencontre entre la philosophie utilitariste et l’économie de marché, nous assistons donc à la naissance d’une conception unidimensionnelle de la Raison, que l’on peut décrire sous les traits d’une rationalité utilitaire-formelle. Cette rationalité défend une conception individualiste et conséquentialiste de la vie en société. De plus, elle cherche à atteindre un optimum collectif, un état de satisfaction idéal à l’échelle d’une communauté humaine. Historiquement, elle n’a pas toujours caractérisée les rapports économiques. Mais l’économie de marché – forme dominante de la science économique moderne – lui a donné ses « lettres de noblesse » en en faisant le support d’une théorie générale des échanges, qui s’avère être aussi une philosophie du comportement humain. Ainsi que nous l’avons vu en introduction, on peut opposer à cette rationalité fondée sur le calcul une rationalité fondée sur l’interaction. Cette dernière renvoie à l’idée que les relations humaines ne sont pas seulement les annexes d’une logique formelle, mais des entités ayant un contenu propre, une « substance ». On parle alors de rationalité substantielle, par opposition à une rationalité utilitaire-formelle. Nous y reviendrons dans la suite du cours. A ce stade, une telle rationalité est encore méconnue.

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Marché et division du travail : quand l’organisation est encore une « boîte noire »…
Il reste à comprendre les conséquences d’une telle évolution sur le concept et la réalité des organisations. Ceci est visible à travers le rapport étroit établi par A. SMITH entre marché et division du travail On peut schématiquement résumer la pensée de SMITH autour des principales propositions suivantes : contrairement à la vision antérieure, la richesse devient un bien désirable, nécessaire à la réalisation du bonheur. Cette richesse provient du travail effectué. Celui-ci ne reflète pas seulement une activité pénible ou une activité créatrice, mais une valeur susceptible d’être achetée ou vendue sur un marché ; l’indicateur de cette valeur est le temps de travail, au sens du temps passé à la production : la rareté d’un bien, et le prix qui en découle, dépendent du temps qu’il a fallu pour le produire ; un bien n’a de la valeur que dans la mesure où elle est le produit d’un travail. Le travail apparaît ainsi comme la source de toute valeur, mais au prix d’une abstraction de l’expérience des travailleurs ; d’où l’importance centrale de la division du travail : celle-ci définit le mode de création de la richesse. La division du travail repose sur l’enchaînement suivant : découpage des opérations élémentaires ; habileté nécessaire à la réalisation des tâches ; temps passé à la production ; le désir d’enrichissement est censé conduire à la satisfaction des besoins de l’ensemble de la population. Ce mécanisme repose sur la distinction entre biens nécessaires et biens de luxe. Il renvoie à l’échange suivant : « la dépense ostentatoire du riche non seulement ne prive pas le pauvre, mais encore permet un échange entre marchandises nécessaires possédées par le riche, puis données en échange des biens de luxe que le pauvre produit » (Smith, 1776) ; les catégories antérieures « capitalistes » et « salariés » s’associent ici dans un échange fondamental, organisé autour de la « valeur-travail » : le salarié vend sa force de travail en échange d’une amélioration supposée de son bien-être matériel ; le capitaliste confirme sa richesse dans l’accumulation délibérée et la possibilité de procéder à des dépenses ostentatoires.

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On voit ici comment, chez SMITH, la théorie économique érige l’acte de travail en grandeur abstraite. Cette évolution a été théorisée par SMITH à travers les concepts de « valeur d’échange » et de « valeur d’usage » : alors que le dernier désigne la valeur issue des usages pratiques que l’on peut tirer d’un bien ou d’un service, le premier désigne la valeur qu’un bien acquiert à travers les transactions qui s’opèrent sur un marché. Or pour lui, le travail humain désigne seulement une valeur d’échange, c'est-à-dire une activité qui ne reçoit sa détermination et son utilité que de l’échange marchand auquel elle est destinée, à l’issue des opérations de production proprement dites. Ce point a été très bien explicité par L. Dumont (1977, p. 118) :
« que voyons-nous au niveau de l’observation des faits économiques ? Des transactions. En relation avec la production, la transaction consiste dans le paiement d’un salaire contre la délivrance d’un travail : le travail est acheté par l’employeur, on peut le présumer, à sa valeur. Et c’est tout, c’est tout ce que nous pouvons dire de la « production ». Pour en apprendre davantage, il nous faut aller sur le marché, là où la marchandise produite est échangée contre d’autres. C’est là que nous pouvons découvrir son prix, et donc sa « valeur », c’est-à-dire une « quantité de travail » que nous pouvons comparer avec celle que nous avons découverte dans la production, ainsi que le montre l’équation suivante : valeur du travail + plus-value = valeur produite par le travail telle qu’elle est rendue réelle seulement à travers l’échange ».11

La « science » des organisations repose donc, au départ, sur un processus d’abstraction du travail : placé sous la coupe de l’accroissement du gain matériel, celui-ci peut faire l’objet d’une série d’opérations mathématiques visant à réduire le temps passé à la production, c’est-à-dire à rationaliser les moyens disponibles de manière à dégager des surplus économiques (« plus-value ») nécessaires à la formation des richesses.12 Mais en assimilant le travail au temps productif et en faisant du travail une valeur d’échange stricto sensu, cette approche produit un double effet : d’une part, elle rend impensable la nature des rapports sociaux vécus dans la sphère productive ; d’autre part, elle fait de la division du travail un principe entièrement justifiable sur le plan de l’efficacité économique. Dans ce contexte, le travail est divisible ad infinitum, pour autant que le marché l’exige et que le bien-être soit au rendez-vous. Cette approche pose de redoutables difficultés, notamment dans la façon dont elle conçoit les inégalités. Mais elle pose également problème du point de vue des organisations ellesCette détermination par le marché fixe en retour la « valeur du travail » et permet à celui-ci d’être acheté et vendu sur un marché spécifique – le marché du travail. 12 Cette perspective a été mise en valeur chez Smith à travers l’exemple de « la fabrique d’épingles » (pin factory).
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mêmes. En effet, elle ne dit rien des modes de coordination interne, des problèmes de motivation ou de conflit, sans parler de l'évaluation des compétences ou de la mobilité des personnes. Elle occulte la question de l’allocation des ressources dans les organisations et, simultanément, celle de l’agencement de ces différentes ressources. En réalité, SMITH estime que l’organisation est entièrement guidée par un mode de coordination externe et que ce mode de coordination est régi par l’échange marchand. Ce mode de coordination est censé se refléter dans les principes formels de la division du travail et de son corollaire direct – le salaire. L’organisation renvoie, chez SMITH, à une conception formaliste de la division du travail et du lien salarial. Pour le dire autrement, elle reste, à la fin du XVIIIe siècle, une « boîte noire » théorique et pratique.

L’ORGANISATION
= UN POINT DANS UN ESPACE INFINIMENT PLUS VASTE, FONDE SUR L’ECHANGE (LE MARCHE, LA « SOCIETE COMMERCANTE ») = UNE « BOITE NOIRE »




Fig. 1–

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EXTRAITS « Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l’habileté, de l’adresse, de l’intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu’il semble, à la Division du travail. (…) Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d’observer dans la fabrique d’une épingle, quoique dans un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni réduit à des opérations d’une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu’elle peut y être portée, amène un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C’est cet avantage qui paraît avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers. (…) Puisque c’est la faculté d’échanger qui donne lieu à la division du travail, l’accroissement de cette division doit, par conséquent, toujours être limité par l’étendue de la faculté d’échanger ou, en d’autres termes, par l’étendue du marché. (…) La division du travail, une fois généralement établie, chaque homme ne produit plus par son travail que de quoi satisfaire une très petite partie de ses besoins. La plus grande partie ne peut être satisfaite que par l’échange du surplus de ce produit qui excède sa consommation, contre un pareil surplus du travail des autres. Ainsi, chaque homme subsiste d’échange et devient une espèce de marchand, et la société ellemême est proprement une société commerçante. » Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776. Liv. I, Chap. I, De la division du travail Liv. I, Chap. III, Que la division du travail est limitée par l’étendue du marché

Le taylorisme… ou l’utilitarisme appliqué aux organisations de production

Nous abordons cette fois le second « moment fondateur » de la théorie des organisations : celui qui consiste à opérationnaliser les acquis de la science économique et à faire de l’organisation du travail un objet de connaissance scientifique au service de l’accroissement du bien-être. Face à l’ampleur des méfaits sociaux qui accompagnent le développement du capitalisme industriel, le tour de force du taylorisme est d’avoir constitué le management en discipline scientifique, une discipline censée servir les intérêts contradictoires des employeurs et des salariés. En un sens, cet acte fondateur est une réplique tant pragmatique qu’idéologique au défi de la théorie marxiste (cf. infra). Comme son nom l’indique, le taylorisme est le mouvement impulsé par Fréderic Winslow TAYLOR (1856 – 1915), ingénieur américain, dans ses deux ouvrages : La Direction scientifique

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des entreprises (Principles of Scientific Management), publié en 1909, et La Direction des ateliers (Shop Management), publié en 1912. Le taylorisme est le vaste mouvement qui a donné naissance à un ensemble de méthodes et de principes d’organisation de la production, rassemblés sous le terme d’Organisation Scientifique du Travail (O.S.T.).13 Sur le plan des idées, le taylorisme suit un double mouvement. D’un côté, il reprend le projet propre à l’économie politique d’A. SMITH, consistant à défendre l’intérêt général à travers la croissance de la prospérité matérielle, en considérant que cette croissance reflète les préférences individuelles et qu’elle est obtenue de manière optimale par le biais de la notion économique de « marché ». Mais en même temps, il va plus loin que ses précurseurs : alors que SMITH se contentait d’ériger le travail en valeur abstraite et d’évoquer le principe de la division du travail, TAYLOR suggère d’ouvrir la « boite noire » de l’organisation et de construire des moyens d’action permettant d’en influencer le cours. A son tour, il reprend le postulat utilitariste d’une rationalité fondée sur le calcul. Mais cette fois, ce sont les rapports sociaux de production qui sont supposés en faire l’objet. Genèse… Dans ce contexte, les principaux traits qui marquent la naissance du taylorisme sont les suivants : conformément à ses précurseurs utilitaristes – A. SMITH en particulier –, TAYLOR vise à accroître la quantité de bien-être. Il inscrit sa démarche dans la recherche d’une plus grande « prospérité pour tous » ; dans ce contexte, le taylorisme repose sur un raisonnement économique « classique », qui structure l’ensemble de la démarche : il définit un ensemble de méthodes visant à accroître la productivité du facteur travail ; cette productivité est considérée comme le principal facteur d’amélioration de la performance économique des firmes et, logiquement, comme une condition du bien-être collectif ; cette performance est à son tour permise par l’accroissement de la demande de produits, dans le cadre de ce que les économistes appelle la « loi des débouchés » (Coriat, 1982); pour TAYLOR, cette croissance de la productivité du travail vise à réconcilier les intérêts contradictoires des employeurs et des ouvriers : ce mécanisme permet en effet, selon

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Les auteurs en petites capitales se réfèrent directement au paradigme étudié ici.

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lui, d’accroître le niveau de revenu de la classe ouvrière et d’améliorer son pouvoir d’achat ; dès son origine, le taylorisme repose donc sur le principe de ce que l’on pourrait appeler un « deal social », pour reprendre une expression de P. Veltz (2000), un compromis à l’échelle de toute la société. Ce compromis est formulé par TAYLOR de la manière suivante : « ce sont les changements de la productivité qui intéressent directement le pauvre, qui lui donnent un plus haut niveau de vie et transforment les objets de luxe d’une première génération en objets de première nécessité pour la suivante. Ils mettent en lumière ce que signifie ‘une augmentation de la richesse dans le monde’. Et le point le plus important de toute cette question est que toute association d’hommes – qu’il s’agisse d’un groupe d’ouvriers ou de capitalistes –, qui, délibérément, restreint la production d’une industrie vole, par le fait même, le peuple » (Taylor, 1909) ; à la manière de SMITH, TAYLOR appuie son raisonnement sur le principe d’une compensation utilitaire des déséquilibres inhérents à un jeu économique fondé sur la concurrence entre intérêts privés. Mais, à la différence de SMITH, il considère que la perspective d’une amélioration du bien-être global n’est possible qu’à la condition de faire de la division du travail un objet de connaissance et d’action reposant sur une base scientifique « objective ». En d’autres termes, il considère que le marché est insuffisant pour assurer l’optimalité économique et propose de compléter la vision classique en faisant de l’organisation du travail un objet de science ; sur ce point, TAYLOR ajoute aux développements de l’économie marchande les acquis du positivisme scientifique du XIXe siècle. Le positivisme scientifique considère que la science est destinée à produire un ensemble de savoirs objectifs sur le monde – naturel ou social – et qu’elle constitue une étape indispensable vers un « avenir radieux ». Historiquement, le positivisme témoigne de la volonté de se dégager définitivement des dépendances métaphysiques ou religieuses qui grèvent la connaissance humaine. Il entend s'affirmer comme une nouvelle religion, « la religion positive » selon Auguste Comte (cf. infra). Cette démarche ne prétend pas seulement s'attaquer à la résurgence du religieux dans les sociétés modernes : elle vise à éradiquer toute référence à une pensée spéculative ou idéaliste qui ne reposerait pas sur le simple énoncé des « faits ». Parallèlement, elle considère qu'il est nécessaire de s'émanciper de la notion de sujet – en particulier du sujet kantien –, car celle-ci soumet la connaissance au primat de l'évaluation morale et des liens qui s'établissent entre les personnes et les choses. Pour

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les positivistes en effet, la connaissance ne doit suivre aucun autre principe évaluatif que celui promouvant une croissance continue de la connaissance elle-même. Notons enfin que le positivisme s'attache à une explication causale des phénomènes observés, là où d'autres approches privilégient une lecture centrée sur les structures de pouvoir ou les interprétations qu'en donnent les différents acteurs. Cette épistémologie considère que les états du monde ne dépendent pas de la façon dont ils sont perçus, mais des facteurs intrinsèques susceptibles d'éclairer leur mouvement propre. Dans l'ensemble, il faut donc retenir l'idée que le positivisme s'attache à produire une connaissance objective de l'état du monde, en se limitant à l'énoncé des « faits» et en soustrayant le comportement humain à une analyse morale proprement dite, autre que celle prônant la croissance continue des savoirs et des connaissances. Bien qu'ayant connu d'importantes évolutions depuis sa fondation par Auguste Comte, notamment sous l'influence du Cercle de Vienne et de Karl Popper (1902 – 1994), cette épistémologie s'est vu opposée de nombreuses divergences, en raison notamment de son apologie des faits immédiats et de son absence d'une théorie globale de la société. On retiendra à ce stade une démarche visant à doter la réalité d'un appareillage scientifique objectif, c'est-à-dire d'une théorie de la connaissance cherchant à se justifier pour elle-même. Dans le cas de l'analyse des organisations, le taylorisme conduit à établir une norme scientifique objective d’organisation des moyens de production : c’est l’Organisation Scientifique du Travail (O.S.T.).

Enc. 3 – A. COMTE, père du positivisme moderne (1798-1857)
Né à Montpellier en 1798, Auguste COMTE inaugure les principes de la philosophie positive (Cours de philosophie positive, 1830, Système de politique positive, 1851). Cette philosophie, inspirée par Hume et, à travers lui, par la tradition empirique, renonce à toute connaissance substantielle de soi, à toute introspection morale visant à établir des jugements de valeur, et prétend ne connaître l’homme qu’à travers ses œuvres, ses réalisations. Comte en tire une conception de la rationalité dans laquelle le critère central n’est plus l’utilité, mais la connaissance positive des faits naturels et sociaux. Dès lors, la perspective propre à la démarche scientifique, qui vise à constituer un ensemble de savoirs objectifs, se voit dotée d’une dimension morale qui fait elle une démarche au service du progrès humain. Comte en déduit un principe de classification de l’ensemble des sciences. Il influencera le père de la sociologie moderne, DURKHEIM, selon lequel « les faits sociaux doivent être traités comme des choses ». Pour DURKHEIM (1858-1917), une connaissance objective de la réalité sociale est destinée à forger chez les individus atomistes et égoïstes issus du capitalisme industriel une conscience accrue de leur être-collectif, et ainsi permettre de redéfinir des principes de solidarité (de la solidarité « mécanique » à la solidarité « organique »). Parallèlement, le positivisme d’A. COMTE sert de référentiel – implicite ou explicite – à la plupart des sciences exactes, même si le positivisme originel à été revisité et aménagé par de nombreux théoriciens.

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Principes… L’O.S.T. repose sur trois principes complémentaires : 1. Premier principe – La lutte contre la « flânerie » et les savoirs de métier : pour TAYLOR, la flânerie ouvrière est la résultante des corporations de métier qui ont contribué à organiser le marché du travail durant la phase de développement du capitalisme industriel. Bien organisées, détentrices d’un savoir rare – un savoir de métier –, ces corporations ont eu un pouvoir de négociation et de résistance important sur un marché du travail peu régulé (Coriat, 1982, 1990). De plus, elles ont assuré l’essentiel de la base militante du syndicalisme naissant. Derrière la transmission orale des savoirs pratiques, ce sont donc des formes d’organisation alternatives au capitalisme qui se sont perpétuées. Cette situation est, pour TAYLOR, contraire à l’intérêt général défendu par l’alliance du marché et de la connaissance scientifique, contraire aux intérêts de ce qu’il appelle le « peuple ». Elle doit donc être définitivement dépassée : selon lui, il faut briser les corporations de métier et substituer au savoirs pratiques des méthodes de travail dites « objectives », afin d’atteindre une efficacité économique optimale. Par là même, il s’agit de lutter contre le syndicalisme ouvrier et d’assurer la suprématie de techniques de production sur les luttes sociales. Cette évolution s’opère sur fond de déqualification du travail ouvrier : permise par des changements dans la structure de la classe ouvrière américaine, elle rend possible la substitution à grande échelle des ouvriers professionnels de métier par des ouvriers non qualifiés, aisément interchangeables. 2. Deuxième principe – Le contrôle des temps productifs et la parcellisation des tâches : ce projet scientifique est permis par « l’entrée du chronomètre dans l’atelier » (Coriat, 1982). La mise en place d’une démarche « objective » d’organisation de la production, centrée sur l’augmentation de la productivité du facteur travail, repose avant tout sur la mesure et le contrôle du temps passé à la réalisation des tâches. Pour TAYLOR, il s’agit de réduire ce temps au minimum, de manière à diminuer les coûts de production et à accroître les marges bénéficiaires, dont les ouvriers pourront tirer parti de manière indirecte à travers la croissance supposée de leur pouvoir d’achat. En réalité, cette pénétration de l’outil scientifique dans la sphère productive répond à un triple objectif (Zarifian, 1996). Elle vise à : (1) standardiser les gestes et les mouvements nécessaires à la production ; (2) faire reposer l’apprentissage individuel sur une logique de commandement ;

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(3) soumettre les travailleurs à un pouvoir hiérarchique légitime, garant de l’exécution des principes de l’organisation scientifique. De manière complémentaire, TAYLOR assimile les tâches complexes à une somme d’opérations simples : c’est le modèle dit « de l’opération », selon les termes de P. Zarifian (1996, 1999) et P. Veltz (2000). Ces tâches présentent les caractéristiques suivantes. Elles sont : (1) descriptibles de l’extérieur, à travers une série de gestes analysables scientifiquement ; (2) impersonnelles, c’est-à-dire séparées de tout individu concret susceptible de les réaliser ; (3) divisibles en séquences productives simples, pouvant faire l’objet d’un calcul de productivité. Dans ce contexte, le temps de production n’est plus seulement un temps inhérent à une situation productive particulière : il peut faire l’objet d’une allocation spécifique, sous la forme de « temps alloué » (Coriat, 1982). La rationalisation du temps alloué devient la cheville ouvrière du taylorisme, suivant la maxime : « the right man at the right place ! ».

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3. Troisième principe – La division du travail entre « concepteurs » et « exécutants » : ce troisième et dernier principe est le plus important. Il englobe les précédents et résume à lui seul l’ensemble de la démarche. Comme l’écrit M. de Montmollin, « le taylorisme ne se réduit pas au chronométrage et à la parcellisation des tâches : il est d’abord division du travail entre concepteurs et exécutants » (de Montmollin, 1984). Avec l’O.S.T., la division du travail est désormais dotée d’une légitimité scientifique qu’elle ne connaissait pas auparavant. Cette légitimité repose sur le double principe suivant : (1) ceux qui conçoivent le travail ne sont pas ceux qui exécutent ; (2) ceux qui exécutent ne peuvent en aucune manière être ceux qui conçoivent, car ils ne sont pas dotés des savoirs pour cela. Cette séparation est inscrite dans les principes constitutifs de l’économie de marché : SMITH y voyait le reflet de l’opposition naturelle entre capitalistes et salariés ; Marx a tenté d’en repérer les racines profondes, en examinant les processus d’exploitation et d’aliénation sous-jacents. Mais aucun d’eux ne proposait d’en faire un objet de science en tant que tel. C’est au contraire ce que fait TAYLOR. Pour lui, la production doit être pilotée par des experts qui définissent l’ensemble des règles de travail et exercent un contrôle absolu sur les exécutants – c’est la naissance du Bureau des Méthodes. Par ce biais, le taylorisme donne naissance à une nouvelle catégorie d’acteurs dans l’entreprise, les « ingénieursconcepteurs » (Coriat, 1982, 1990). Ces acteurs sont clairement distincts des employeurs, mais ils permettent à ceux-ci d’asseoir leurs méthodes de gestion sur une base scientifique « objective ». On voit ainsi que le management scientifique fait reposer la recherche de l’optimum économique sur une structure particulière de pouvoir, fondée sur la scission entre concepteurs et exécutants. Mais cette structure de pouvoir est en même temps rendue invisible par le taylorisme, dans la mesure où elle est considérée par TAYLOR comme incontestable. Pourquoi incontestable ? Parce qu’elle prend appui sur une base dite « scientifique ». Mais derrière la neutralité apparente d’une démarche scientifique se cache, en réalité, un projet politique d’envergure, que beaucoup considèrent comme inhérent au développement du capitalisme moderne : un projet visant à neutraliser la contestation ouvrière de la division du travail et, par ce biais, à substituer au rapport de force entre employeurs et salariés une science universelle des organisations. Dès lors, c’est une architecture socio-politique à grande échelle qui se met en place. La théorie des organisations est encastrée dans une théorie utilitariste qui fait de l’enrichissement individuel le moteur de l’action rationnelle et assigne au marché l’objectif

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d’optimiser la recherche du bien-être collectif. Avec TAYLOR, cette théorie franchit un pas supplémentaire en définissant des moyens « objectifs » de rationalisation de la production, de façon à accroître la productivité du facteur travail et à générer la plus-value nécessaire au développement des entreprises. Les piliers du « paradigme utilitariste » sont désormais posés…

L’ORGANISATION = UN ORGANIGRAMME,
UNE HIERARCHIE LISSE ET TRANSPARENTE

=
UNE « BOITE BLANCHE

»

– Fig. 2 –

Fondements… Au regard de ce qui était a été dit plus haut à propos de l’utilitarisme, essayons de clore l’examen des principes du taylorisme par une réflexion en termes de rationalité. On a vu que l’édifice de l’économie classique reposait sur un principe de rationalité particulier : les conduites humaines sont rationnelles si elles sont guidées par l’appétit égoïste, reposent sur la

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formalisation de diverses fonctions d’utilité et participent, par le jeu de la concurrence marchande, à la création d’un optimum collectif. Mais on a vu également que cet édifice devait, pour fonctionner, s’appuyer sur la recherche de moyens rationnels d’organisation de la production – ce que SMITH appelait la Division du travail. Autrement dit, cette approche de la rationalité suppose également de définir la rationalité à l’échelle d’une organisation. Ces deux approches ne sont-elles pas contradictoires ? Comment concilier la satisfaction des divers intérêts individuels et la rationalité d’un groupe organisé ? Cette conciliation peut-elle se faire naturellement, spontanément ? SMITH a répondu à cette question par le biais de la notion économique de « marché ». Mais, outre que cette réponse risque de contredire certains des préceptes fondamentaux de l’utilitarisme – chacun a droit à une part de bien-être alors que le marché s’accompagne de processus inégalitaires de redistribution des richesses –, elle ne répond pas à la question posée. TAYLOR se propose d’y répondre en faisant appel au positivisme scientifique et en appliquant celui-ci à l’analyse des rapports sociaux de production. Autrement dit, il conditionne la satisfaction des intérêts individuels à une certaine forme d’organisation de la production : pour lui, les travailleurs ne peuvent poursuivre leurs intérêts individuels que dans la mesure où il s’agit d’un intérêt « bien compris », c’est-à-dire d’un intérêt qui s’inscrit préalablement dans l’intérêt de l’organisation à laquelle ils appartiennent. Pour les travailleurs, la poursuite de l’intérêt individuel suppose qu’ils acceptent les principes scientifiques de division du travail, tels que ceux-ci sont définis par le taylorisme et les « ingénieursconcepteurs » qui s’en réclament. Le passage de l’utilitarisme élargi (économie de marché) à l’utilitarisme organisationnel (O.S.T.) peut être schématisé dans le tableau suivant (Tab. 2) :

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Tab. 2 – De l’économie de marché au taylorisme

UTILITARISME ELARGI
(ECONOME DE MARCHE)

UTILITARISME ORGANISATIONNEL (TAYLORISME)

CARACTERISTIQUE(S)
DE LA RATIONALITE

formalisme économique

formalisme organisationnel

égoïsme

intérêt « bien compris »

Rationalité formelle et optimisatrice

optimisation marchande

organisation scientifique du travail

La réponse de TAYLOR à la question posée plus haut n’est donc pas seulement l’économie, mais le management scientifique – le management comme science. Cet acte n’est pas anodin : il marque la naissance de la gestion comme discipline instituée. Dans cette perspective, la rationalité calculatrice qui caractérisait l’approche d’A. SMITH ne s’applique pas prioritairement à la formalisation des composantes de l’échange économique (investissement, épargne, consommation, etc.) mais à l’analyse scientifique des rapports sociaux qui soustendent cet échange. Ce basculement majeur dans la conception des organisations entraîne les trois remarques suivantes : (i) en premier lieu, on aperçoit d’abord que cette rationalité est indissociablement descriptive et prescriptive : elle n’énonce pas seulement ce qui « est » – une forme de rationalité parmi d’autres –, mais aussi ce qui « doit être » pour que cette description soit effective. En d’autres termes, elle énonce à la fois un fait et un ensemble de conditions requises pour que ce fait soit vérifiable en pratique ; (ii) ces conditions ont trait, deuxièmement, à un certain agencement des relations entre les personnes et les choses Il faut à la fois des contremaîtres, des experts, des chronomètres et des machines, des capitalistes et des travailleurs, etc. On dira donc

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que la rationalité fondée sur le calcul présuppose l’existence d’une rationalité fondée sur l’interaction, c’est-à-dire d’un ensemble structuré d’échanges et de relations au sein des organisations. La notion d’ « interaction » est à entendre de manière très large : elle inclut des dimensions – politiques, culturelles, affectives et morales – qui ne relèvent pas d’une rationalité calculatrice mais interagissent constamment avec elle. Citons un autre exemple : pour qu’une opération productive soit réalisée dans les meilleurs délais, il faut non seulement définir scientifiquement des méthodes de production, mais également donner à quelqu’un les moyens de sanctionner les retardataires. En d’autres termes, il faut une autorité, un pouvoir… Ici, TAYLOR contribue à un renouvellement paradoxal de l’analyse des organisations : il met en avant la nécessité d’une structure de pouvoir distincte du marché, soulignant l’importance des interactions entre les hommes dans la conduite concrète des organisations. Mais en tentant de faire reposer cette structure de pouvoir sur une base strictement scientifique, il refuse de considérer que cette structure puisse être dotée de dimensions échappant à l’objectivation comptable. Autrement dit, il contribue malgré lui à faire ressortir l’existence d’une rationalité fondée sur l’interaction, mais cette contribution s’opère sur le mode de la négation, du déni. Au-delà de ce paradoxe, on observe que les décisions prises au nom d’une rationalité calculatrice présupposent un certain nombre de conditions sans lesquelles elles ne pourraient voir le jour. En ce sens, on dira que cette rationalité n’est pas une catégorie « naturelle », mais qu’elle résulte d’un long processus d’élaboration socialement organisé – elle est une « construction sociale » ; (iii) en troisième lieu – et logiquement –, on appelle « rationalisation » le processus qui consiste à assurer la prééminence de cette rationalité sur d’autres rationalités possibles ou, ce qui revient au même, sur toute considération relative aux dimensions non calculatrices de l’action humaine. Dès lors, on comprend que les théories défendues par SMITH et TAYLOR ne soient pas les expressions d’une rationalité universelle : elles définissent non seulement une rationalité parmi d’autres, mais aussi les conditions nécessaires à la rationalisation des moyens de production, à la prééminence du calcul d’intérêts sur les autres manières d’appréhender la vie sociale. Elles sont donc le reflet d’un rapport de forces dans le champ de la rationalité elle-même.

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EXTRAITS « L’objectif principal de la direction (scientifique des entreprises) doit être d’obtenir la prospérité maximum aussi bien pour l’employeur que pour chaque salarié. (…) Dans le cas d’un établissement industriel plus complexe, il est également évident que l’on ne peut arriver à la plus grande prospérité permanente à la fois pour l’ouvrier et pour l’employeur que lorsque la production de cette entreprise est obtenue avec la plus petite dépense d’effort humain, de matières premières et autres ressources naturelles, et avec un coût d’utilisation du capital aussi faible que possible, qu’il s’agisse de machines, de bâtiments, etc. On peut exprimer ceci de façon différente en disant que la plus grande prospérité ne peut exister que comme la conséquence de la plus grande productivité possible des hommes et des machines de l’entreprise. Ceci se produit quand chaque homme et chaque machine produisent la plus grande quantité possible de marchandise ; en effet, ce n’est que quand vos ouvriers et vos machines produisent plus chaque jour que ceux et celles de vos confrères que vous pouvez vous permettre de leur faire concurrence, tout en payant vos ouvriers des salaires plus élevés que les leur. Ce qui est vrai de la possibilité de payer des salariés élevés dans le cas de deux entreprises concurrentes situées l’une près de l’autre est également vrai pour les différentes provinces d’une nation et même pour les nations quand elles se concurrencent. En un mot, la prospérité maximum ne peut exister que comme la conséquence de la productivité maximum ». Frederic Winslow Taylor, La Direction scientifique des entreprises, 1909. Liv. I, Chap. I, Les Bases de la direction scientifique.

Avec et au-delà de Marx. La critique marxiste et ses limites
Le taylorisme et, à travers lui, la pensée utilitariste appliquée aux organisations, a évidemment fait l’objet de très nombreuses critiques. La première historiquement – et sans doute la plus importante sur le plan normatif – est celle que Marx adresse aux fondements de l'économie politique. Essayons de la décrire brièvement, avant d'analyser les mutations qu'elle induit sur le plan de ces catégories élémentaires que nous n'avons pas encore eu le temps de détailler jusqu'ici : celle de travail et celle de subjectivité. Nous verrons ensuite quelles sont les autres critiques qui existent aujourd'hui à l'égard de la doctrine utilitariste et comment celle-ci a tenté de les relever, en tout cas dans le champ de l'analyse des organisations. Marx n’aura de cesse de mettre en cause le fond de ce raisonnement social et politique qui semblait, pour Smith comme pour Taylor, assurer une répartition équitable des biens produits. Pour cela, il va mettre à jour ce qu’une telle situation présuppose, au-delà des

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apparences de la marchandise, sur le plan des relations entre le travailleur (propriétaire de sa seule force de travail) et l’employeur (propriétaire des moyens de production). Dès Les Manuscrits de 1844, apparaît la première définition de la division du travail : « La division du travail est l'expression économique du caractère social du travail dans le cadre de l'aliénation. Or, le travail n'est qu'une expression de l'activité humaine à l'intérieur de l'aliénation, une manifestation vitale manifestée en aliénation de la vie. Il s'ensuit que, dans la division du travail, l'activité humaine s'affirme comme activité générique réelle ou comme activité de l'homme en tant qu'être générique, mais s'affirme d'une manière étrangère, aliénée ». Chez Marx, l’analyse critique des effets de la division capitaliste du travail s’opère à deux niveaux : - le niveau philosophique. Comme l’indique la citation mentionnée à l’instant, la division du travail fait de l’homme un étranger dans sa propre maison. Pourquoi ? Parce qu’aux yeux de Marx, le travail constitue l’expérience humaine par excellence. Il est le lieu dans lequel l’homme, en produisant les outils nécessaires à la maîtrise de la nature, produit sa propre conscience. Il caractérise « l’essence de l’homme ». Mais dans le travail organisé par le régime capitaliste – processus dans lequel le produit du travail comme la maîtrise de l’organisation du travail échappent au travailleur –, l’homme est séparé de son essence. Marx désigne cette situation par le terme d’« aliénation ». Croyant être chez lui, l’être humain est comme sur une terre étrangère, affronté à une « conscience rendue étrangère à elle-même ». Il fait donc l’expérience de l’inhumanité, au sens le plus profond du terme. Dissimulée derrière l’argument de l’accroissement de la puissance productive (Smith, 1776), la division du travail est la manifestation tangible, concrète, de cette situation. Voilà pourquoi Marx dit aussi que la division du travail ne se limite pas à un dispositif fonctionnel de répartition des tâches et des fonctions. Elle conduit à une scission de l’homme lui-même : elle le divise, parce qu’elle en fait une entité comptable là où il est avant tout un sujet concret, mais aussi parce que, ce faisant, elle l’inscrit dans une hiérarchie dont il ne pourra jamais sortir (travailleur intellectuel/travailleur manuel, employeur/travailleur, homme/femme, etc.). Il va de soi que, pour Marx, cette hiérarchie se fait au détriment de ceux qui se retrouvent en bas de l’échelle sociale. En résumé, l’aliénation désigne une situation d'abaissement moral et social, que nulle « correction » du capitalisme n’est en mesure de limiter ; - le niveau économique. Marx finira toutefois par abandonner ce premier niveau, trop « idéaliste » à ses yeux, pour lui préférer une analyse plus « scientifique » : ce que produit la division du travail est avant tout un rapport d’exploitation, qui est à l’origine de l’obtention de la plus-value capitaliste. L’exploitation désigne le mécanisme selon lequel un travailleur ne

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perçoit jamais le salaire correspondant à son travail effectif – fondé sur la richesse de son expressivité et la dynamique des liens sociaux permettant la coopération –, en raison du fait que cette non-rémunération est précisément ce qui permet au profit de se constituer. Ce qu’il reçoit correspond à ce qui est utile à sa survie et à sa reproduction en tant que force de travail – c’est aussi le processus matériel qui le réduit à une force de travail. Comme dans le cas précédent, une telle approche des rapports sociaux interdit une transition négociée vers un régime non-capitaliste. Cette théorie de l’exploitation prendra progressivement forme dans le développement de l’œuvre14. Apparemment, nul autre que Marx n’est allé aussi loin dans la critique du paradigme utilitariste. Plus largement, Marx considère que ce paradigme est fondé sur la promotion de l’égoïsme, qu’il désigne sous le nom de « l’intérêt privé asocial ». Pour lui, l’égoïsme est lié à un régime de propriété qui, dans un contexte de ressources limitées, conduit à une lutte permanente de tous contre tous. Cette lutte est théorisée à travers l’affrontement entre les deux classes constitutives du capitalisme – capitalistes et prolétaires. La vision utilitariste d’un échange optimal entre les deux parties et d’un rééquilibrage progressif des richesses en fonctions des utilités individuelles est donc, à ses yeux, une idéologie : celle-ci vise à masquer l’existence d’une lutte inégale et à maintenir les privilèges de la classe dominante. Le conflit de classes ne peut s’apaiser et disparaître sans une révolution fondamentale dans les manières de penser et d’agir. Après Marx, l’utilitarisme semble donc buter sur un triple obstacle : la dépossession existentielle, issue du travail aliéné ; le creusement des inégalités, lié au rapport d'exploitation ; l'existence d'un conflit irréductible entre capitalistes et prolétaires. Apparemment la critique semble sans appel. Elle présente toutefois plusieurs limites : (i) en dépit du fait que la division du travail soit bien une caractéristique organisationnelle et que l’exploitation se situe au niveau des rapports de production, Marx développe une vision assez stéréotypée de l’organisation du travail en régime capitaliste : celle-ci serait régie par une rationalité uniforme, visant exclusivement à « exploiter » les travailleurs ; (ii) il semble par ailleurs, selon les analyses de Caillé (1989, 2009) ou d'Honneth (2000, 2007), que Marx ait fini par défendre une conception utilitariste de l’échange social, dans laquelle la préférence pour le bien-être matériel est à son tour érigée en « méta-préférence » dans l’affrontement entre les classes. Cette vision suppose parallèlement une analyse de la société en termes de rapports de force, dont la matrice analytique est qu'il existe des intérêts contradictoires autour d'un
On la trouve formulée dans Le Manifeste du parti communiste (1848) (division fondamentale entre propriétaires des biens de production et travailleurs/producteurs), puis dans Le Capital (1867) (plusvalue absolue et relative, division technique et sociale, travailleur collectif).
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enjeu commun, celui relatif aux conditions de production des ressources matérielles et aux modalités de leur répartition ; (3) enfin, Marx propose une analyse radicale du régime capitaliste mais ne théorise pas les autres types d’organisation – en particulier l’organisation non marchande –, considérant implicitement que ce type d’organisation ne pose pas de problème majeur dans un contexte de « dépassement du capitalisme ». On sait pourtant que cela est loin d’être le cas… La critique marxiste reste malgré tout, plus que toutes les autres, celle de l’indignité humaine qui accompagne le développement du capitalisme et, à travers lui, celui des organisations marchandes. Voilà pourquoi, après cette brève incursion dans le champ de la critique marxiste, il est possible de proposer une synthèse des lectures divergentes qui, de Smith à Taylor en passant par Marx, caractérisent la naissance de la notion moderne d'organisation et sa mise en œuvre dans le cadre de la révolution industrielle.
Tab. 2 – Travail et subjectivité au XIXe siècle, une synthèse

Contrairement à la vision d'un John Locke qui faisait du travail un médiateur essentiel de l'identité humaine, dans la mesure où il permettait d'accéder à la propriété, Adam Smith procède, dans son Essai sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), à une double inflexion. Le travail est d'abord défini comme le vecteur de la prospérité ou, plus largement, de la richesse : celle-ci repose sur le libre-échange entre les hommes et fournit une justification méta-éthique à la généralisation des rapports marchands, mais n'induit nullement, comme on l'a longtemps cru, une quelconque vénération pour l'accumulation. Parallèlement, les rapports de propriété sont naturalisés, au sens où la structure des échanges sur lesquels ils s'appuient fonctionne comme une disposition naturelle (et non politique) de la création de richesses. A travers son analyse de la fabrique d'épingles (pin factory) et des possibilités offertes par la division du travail, Adam Smith soutient que la valeur d'un bien dépend de la quantité de travail requise pour sa production. Ricardo fera évoluer une telle vision, en soulignant l'importance de la distribution dans la composition de la valeur. Le temps de travail, en tant qu'il est précisément le produit d'un arbitrage entre les divers capitaux, apparaît alors comme l'indice le plus approprié de la valeur. Ces deux visions partagent l'axiomatique libérale selon laquelle le travail est érigé en valeur abstraite en vue de la prospérité commune. Toutefois, comme l'a souligné Louis Dumont, le terme de valeur dont il est question ici repose sur une confusion : il s'agit d'un côté d'une valeur mathématique, c'est-à-dire d'une unité comptable engagée dans l'équation de la création de richesses, qui reçoit sa valeur effective des transactions marchandes sur lesquelles elle débouche ; il s'agit d'un autre côté d'une valeur morale, au sens d'une valorisation du travail en général, cristallisée dans ses conditions de rémunération. Dumont conclut son analyse des origines de la pensée libérale par ces mots : « Il est clair que le travail et l’échange pris ensemble sont au centre de la théorie d’Adam Smith. (…) Mais ce dernier a préféré sa seconde définition de la valeur, la définition à travers l’échange, parce que, de son point de vue justement fondé sur l’observation des transactions, il était nécessaire de considérer l’échange pour mettre en évidence l’équivalent de ce qui sera la plus-value de Marx. C’est cette préoccupation qui a dicté l’identification entre une quantité de travail d’une part, et un salaire – soit la valeur d’un travail – d’autre part. Mais il faut remarquer que cette identification n’a été possible que parce qu’Adam Smith confondait vraiment ces deux sortes de choses » (Dumont, 1985, p. 118-122). A cette première axiomatique du travail, Marx a, tout au long de son œuvre, opposé une critique à

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la fois perspicace et complexe. Considérant le travail comme le lieu anthropologique de formation de la conscience humaine (c'est en façonnant la nature que l'homme façonne sa propre nature), on peut tenter de circonscrire ses réflexions autour du raisonnement suivant : (i) la formation de la valeur du travail à travers l'échange conduit précisément à scinder le processus de valorisation du travail, en dissociant la valeur d'échange (« la valeur d'échange apparaît d'abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d'usage d'espèces différentes s'échangent l'une contre l'autre » – Bidet, 1999, p. 1195) de la valeur d'usage (« par valeur d'usage, il faut entendre toute chose présentant une utilité socialement reconnue, toute chose qui, par ses propriétés, satisfait des besoins humains de n'importe quelle espèce » – ibid., p. 1194) ; (ii) le travail incorporé dans le processus de création de valeur d'échange apparaît alors comme un travail abstrait, c'est-à-dire un travail détaché de ses conditions effectives de réalisation ; (iii) une telle disposition contribue à la genèse du travail-marchandise, c'est-à-dire à l'achat et la vente de ce qui n'est plus un travail (au sens marxien d'une condition de possibilité de l'humanisation du monde) mais une force de travail (le travail dans son expression aliénée, source de l'inhumanité moderne). Nous sommes ici au centre de ce que Marx nomme lui-même le travail aliéné ; (iv) cette approche permet alors de réduire le travail à l'état de dépense organique, dont la rétribution peut désormais s'établir en fonction des conditions nécessaires à sa seule reproduction ; (v) l'ensemble de cette architecture se cristallise à son tour dans la forme-monnaie, c'est-à-dire dans la constitution d'un équivalent matériel généralisé, qui organise la circulation indéfinie des marchandises et des hommes, en occultant la réalité de rapports sociaux fondés sur l'exploitation. Loin d'une hypothétique « valeur du travail », articulée à la question du mérite ou du démérite, c'est la « forme-valeur du travail », qui est, pour Marx, au centre de l'idéologie capitaliste. D'une certaine manière F.-W. Taylor s'inscrit dans la dynamique décrite à l'instant, celle du rôle central accordé aux activités de travail dans la définition de la valeur des choses et la formation de la conscience. Mais en opposition frontale à l'égard du marxisme, il considère que cette centralité doit être assumée en l'état, selon ce que les rapports sociaux de production en font. Plus précisément encore, ceux-ci doivent contribuer à ce que les activités de travail échappent au contrôle des producteurs, pour des raisons énoncées plus haut. La naissance de l'organisation scientifique du travail va donc de pair avec la « nécessité scientifique » d'un travail divisé. Elle est l'instrument visant à légitimer cette division dans le champ de la connaissance scientifique. Nous ne sommes donc plus dans le cadre de la problématique pré-moderne : celle de l'exclusion du travail (Cité grecque), puis celle de son intégration au bas de l'échelle sociale (abbaye médiévale). Ce dont il est question porte à la fois sur les modalités de sa valorisation (Smith) et celle de son contrôle (Taylor) : le travail devient un nouvel objet de science, appelé à être domestiqué en fonction des impératifs de la production marchande. C'est précisément l'un des points sur lesquels l'opposition avec le marxisme est la plus forte : si le travail humain est le terreau de formation de la conscience et de la société, alors la critique de la division du travail (et ses différents corolaires : critique de l'aliénation et de l'exploitation) ouvre sur la formation d'un autre rapport social et porte en lui l'espérance d'une société entièrement nouvelle. D'où la nécessité de penser simultanément les évolutions du sujet humain ou, comme nous l'énoncions plus haut, des formes de subjectivité qui accompagnent ces différents changements. Trois remarques peuvent alors être faites : (i) il est d'abord nécessaire de rappeler que les écrits d'Adam Smith sont concomitants avec ceux de Kant, qui donne un cadre philosophique entièrement nouveau à la notion de sujet moral. Mais le sujet dont il est question est un sujet transcendantal, abstrait. Ce n'est pas le sujet concret, tel que le façonne l'économie politique théorisée par Adam Smith, et qui commence à poindre dans les modes d'organisation bourgeois de la France et de l'Angleterre du XVIIIe siècle. En réalité, l'économie politique conduit sur ce terrain à une double inflexion : tout d'abord, elle défend l'idée que, désormais, chaque individu doit être reconnu comme un sujet à part entière, maître de son destin et capable d'optimiser ses choix ; mais d'un autre côté, elle réduit cette subjectivité à la figure du calcul d'utilité et conduit, par extension, à considérer que les travailleurs ne sont que les rouages nécessaires à la prospérité de tous. En

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d'autres termes, l'apologie du sujet individuel et calculateur se double de l'effacement du travailleur comme subjectivité humaine. On en comprend la logique : l'histoire montrera que la reconnaissance des travailleurs comme sujets à part entière conduit à sortir du prisme utilitariste, à faire de la critique de l'abaissement moral un des principaux moteurs de l'action humaine et à engager le débat sur le contenu substantiel de l'économie et de la société ; (ii) c'est dans cette brèche que la théorie marxiste va s'engager. Pour Marx, la subjectivité du travailleur n'existe pas parce qu'elle est niée par le système capitaliste (l'aliénation signifie au sens strict une « conscience rendue étrangère à ellemême ») ; plutôt que de réutiliser le terme de subjectivité, qui demeure pour Marx soumis à l'influence de Kant et du formalisme moral, mieux vaut développer une lecture anthropologique du travail humain. Celui-ci doit permettre à « l'être humain générique » d'accéder à son authenticité – celle d'être à la fois producteur de la nature et de sa propre conscience –, à condition toutefois d'être libéré des entraves du capitalisme et d'opérer une révolution dans les manières de penser et d'agir. On peut néanmoins considérer que Marx ait malgré tout fini par utiliser cette notion, en assignant au prolétariat la mission d'être le sujet de l'Histoire, autrement dit l'acteur central capable de donner sens aux évolutions historiques en poussant le capitalisme au bout de ses contradictions et en s'engageant dans les luttes sociales devant conduire à la société communiste ; (iii) quelles que soient les limites d'une telle vision, on doit convenir qu'elle a délaissé le terrain des organisations de production. Ceci n'a sans doute pas échappé à un certain F.-W. Taylor, dont l'architecture repose précisément sur le fait que la division scientifique du travail présuppose une conscience soumise, c'est-à-dire des travailleurs capables d'obéir scrupuleusement aux règles productives fixées par les concepteurs et à la standardisation des tâches qu'elles imposent. Si la figure du sujettravailleur réapparait, c'est donc sous la forme d'un sujet disciplinarisé, morcelé, divisé. C'est aussi un sujet privé de parole, puisque le taylorisme a pour objectif explicite de considérer comme nuisible la possibilité d'une discussion contradictoire sur les principes qui sous-tendent cet assujettissement. Au-delà de la quête d'un monde différent, une des caractéristiques de l'action syndicale à ses débuts sera de permettre aux travailleurs de récupérer ou de reconstruire une subjectivité qui leur était préalablement déniée. Le prix à payer sera de faire de l'organisation du travail et de l'entreprise capitaliste le vecteur central de la contestation sociale et de l'affirmation de soi.

Le néo-utilitarisme face au défi du collectif
Il est important de rappeler que la pensée de Marx, puis les différents segments de la théorie marxiste, n'ont pas le monopole de la critique de l'utilitarisme, tout particulièrement dans le champ des organisations. Deux autres types de critiques méritent d'être nommés à ce stade : la critique fonctionnaliste et la critique structuraliste (ou post-structuraliste). La critique fonctionnaliste – Sans la détailler ici, dans la mesure où nous la développons longuement dans le prochain chapitre, cette critique pose la question de l’inadéquation d’une conception exclusivement utilitariste des échanges humains face à un environnement changeant, censé exiger créativité, flexibilité, variété des produits et des services, apprentissage collectif. On retrouve cette critique chez de nombreux économistes (Boyer, 1986 ; Boyer et Durand, 1993) ou gestionnaires (Zarifian, 1996, Veltz, 2000). Nous verrons qu’elle a été systématisée par un théoricien important des organisations, Henry Mintzberg, pour qui la question de l’adaptation à l’environnement

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constitue le point de départ d’une nouvelle approche en matière organisationnelle. Ce problème surgit en raison des « effets de système » qui caractérisent tout fonctionnement organisationnel – des effets qui ne sont pas réductibles à la simple addition des comportements individuels. Ici, retenons que la critique du taylorisme n’est pas une critique de principe, mais une critique factuelle, empirique : elle vise à dénoncer son inadaptation fonctionnelle, sa « sous-efficacité ». La critique structuraliste ou post-structuraliste – Cette critique est d’une nature très différente de la précédente, même si elle met à son tour l’accent sur les structures sociales et sera détaillée dans le prochain chapitre. Incarnée par le philosophe et historien Michel Foucault, elle dénonce la formation d’une « société disciplinaire », voilée derrière l’apparence d’une société plus « rationnelle » et plus « efficace ». Foucault reprend ici la thématique marxienne de l’aliénation, mais la transpose dans une théorie du contrôle social où chacun cherche à « voir sans être vu ». La modernité rationalisée serait à ses yeux habitée par cette « pulsion du voir », qui met en scène un « contrôle des corps par d’autres corps ». Une telle disciplinarisation des relations humaines passe cependant par une métamorphose complète de la notion d’autorité : le contrôle ne serait plus l’apanage d’une élite, mais une disposition collective, inhérente aux organisations modernes. Elle se coulerait dans des techniques toujours plus « sophistiquées ». L’intérêt de l’analyse de Foucault est évident : c’est dans les organisations – marchandes et non marchandes – que ces pratiques de contrôle prennent corps. Elles constituent la part sombre d’une « logique d’efficacité » apparemment indiscutable. La rationalité utilitaire est cette fois dénoncée comme une idéologie au service d’un contrôle social généralisé. La prise de conscience d'une telle dérive conduit cependant à la formation de nouvelles subjectivités, capables à la fois de résister à ces évolutions et de forger un nouveau style, une nouvelle esthétique dans la manière d'être soi. Ces deux critiques n'épuisent pas la profusion de théories qui vont voir le jour dans le champ de l'analyse des organisations et qui toutes, de façon plus ou moins explicite, tentent de proposer un cadre analytique plus réaliste que celui issu de l'utilitarisme originel ou du taylorisme. Si la doctrine utilitariste n’a pas, au fil de son histoire cherché à répondre à toutes ces critiques de manière équivalente, elle s’est engagée dans deux directions spécifiques, dites « néo-utilitaristes » : la première est celle développée par l’économiste O. WILLIAMSON (1999), à travers « l’économie des coûts de transaction ». Celle-ci vise à répondre au déficit de fonctionnalité de la théorie utilitariste appliquée aux organisations. Dans la mesure où la sous-estimation

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des échanges sociaux est apparue comme un facteur d’inefficacité organisationnelle, Williamson a formé le concept de « transaction » en montrant que, le plus souvent, les transactions intra- ou inter-organisationnelles étaient sources de coûts peu ou pas théorisés. La riposte est donc à la fois celle d’une reconnaissance des interactions et celle de leur objectivation comptable, de leur calculabilité. Mais cette approche ne répond pas aux enjeux soulevés par la critique fonctionnelle : elle ne parvient pas à relever le défi que représente l’existence d’ « effets de système » ou le fait qu’il des structures collectives dont la logique échappe au principe d’une pondération coûtsbénéfices ; la seconde est celle développée par J. COLEMAN (1986) à travers la « théorie du choix rationnel ». Cette fois, il s’agit en quelque sorte de revenir à l’utilitarisme des origines en faisant de la construction individuelle des préférences le vecteur de l’action rationnelle et en promouvant un éventail très large de préférences. Cette approche tient à sortir de l’identification trop rapide entre préférence et bien-être matériel, pour décrire une méthodologie générale du comportement humain. Mais elle a pour effet principal de radicaliser l’individualisme accompagnant l'utilitarisme des origines. Elle entre cette fois en contradiction avec le besoin constant d’articuler logique individuelle et logique collective, qui est une des caractéristiques majeures de toute organisation. Paradoxalement, cette approche revient à une conception pré-taylorienne de l’organisation dans laquelle la structuration sociale des échanges humains était inexistante. Ces différentes critiques sont donc essentielles pour la suite du cours.15 De manière générale, elles posent la question des limites de la « rationalité instrumentale » dans la formation et l’organisation des relations humaines. Défini également par le sociologue allemand Max WEBER (1864 – 1920), le concept de « rationalité instrumentale » renvoie à l’idée d’une confusion entre les moyens et les fins. Il désigne le processus par lequel la gestion utilitaire et calculatrice de ressources est érigée au rang de finalité unique de l’action humaine. Elle entretient donc un lien étroit avec l'idée de rationalité formelle : le primat indéfini accordé à la forme de l'échange au détriment d'une réflexion sur les relations humaines et le sens de l'action peut aboutir à une inversion du rapport entre les moyens et les fins et, ultimement, asservir non seulement ceux qui participent à la production mais la société toute entière. C'est la découverte par Weber de la « cage d'acier » de la rationalisation qui, en s'étayant sur l'autorité rationnelle-légale et, par extension, sur l'omniprésence du calcul et du droit, nourrit la perte de sens et le
15 Nous ne reviendrons pas sur la critique marxiste, qui déborde le cadre de ce cours et renvoie à la critique globale du système économique capitaliste.

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désenchantement. En pratique, la raison instrumentale risque en effet d'éradiquer l’existence d’une rationalité fondée sur l’interaction, privant les sujets humains du tissu de relations et de significations nécessaires à leur existence. Dans les faits, nous verrons qu’une telle situation n’est pas généralisable, qu’elle est réservée au cas-limite de l’organisation génocidaire/totalitaire et que le taylorisme lui-même n’a jamais été intégralement appliqué. Mais l’intérêt de ces différentes critiques est qu’elles nous conduisent à devoir examiner de près ce que « contient » cette logique de l’interaction. Elles ne sont sans doute pas suffisantes pour en comprendre le fonctionnement détaillé. Mais elles ouvrent la voie à une autre manière de définir la rationalité et, par ce biais, suggèrent de problématiser la notion d’efficacité. Elles constituent donc une étape indispensable pour aborder les organisations de manière plus réaliste et plus lucide. Nous les présentons dans fiche suivante.

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BIBLIOGRAPHIE des auteurs cités

Arnsperger C., VanParijs P., Ethique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2000 ; Bensoussan G., Labica G. (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982 ; Boyer R. (dir.), La Flexibilité du travail en Europe, Paris, La Découverte, 1986 ; Boyer R., Durand J.-D., L’Après-fordisme, Paris, Syros, 1993 ; Caillé, A, Critique de la raison utilitaire, Paris, La Découverte, 1989 ; - Théorie anti-utilitariste de l'action. Fragments d'une sociologie générale, Paris, La Découverte, 2010 ; Coleman J., Individual Interests and Collective Actions. Selected Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; Coriat B., L’Atelier et le chronomètre. Essais sur le taylorisme, le fordisme et la production de masse, Paris, Bourgeois, 1982 ; - L’Atelier et le robot. Essai sur le fordisme et la production de masse à l’âge de l’électronique, Paris, Bourgeois, 1990 ; Dumont L., Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977 ; Honneth A., La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 ; - 2007, Laville J.-L., « Le renouveau de la sociologie économique » in Cahiers internationaux de sociologie, vol. CIII (229-235), 1997 ; - Politique de l'association, Paris, le Seuil, 2010 ; Montmollin (de) M. (dir.), Le Taylorisme, Paris, La Découverte, 1984 ; Polanyi K., La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983. Smith A., Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Flammarion, 1991

(1776).
Taylor C., Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 2002 . Veltz P., Le Nouveau monde industriel, Pris, Gallimard, 2000 ; Weber M., Economie et société, Paris, Plon, 1971 ; Williamson O., The Economics of Transaction Costs, Cheltemham, Elgar, 1999 ; Zarifian P., Travail et communication, Paris, PUF, 1996 ; Objectif compétences, Paris, Liaisons, 1999.

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...FICHE I UTILITARISME, NEO-UTILITARISME ET CRITIQUE SOCIALE Nous avons jusqu'ici observé ce que nous avons appelé des organisations pré-modernes, datant d'une époque relativement ancienne, antérieure à l'époque des Lumières : la Cité grecque, l'abbaye médiévale. Nous avons observé que ces organisations étaient loin d'être anodines : à chacune de leur époque, celles-ci ont fait figure de matrice de la vie collective. Aucune ne relevait prioritairement de la sphère économique. La première obéissait à une finalité éthique et politique, rejetant le travail « hors-les-murs » et s'attachant à définir les membres de l'organisation comme des « citoyens libres », à condition toutefois de s'inscrire dans une vision cosmologique du monde et de confier à d'autres les tâches de production et de reproduction (les femmes, les artisans, les esclaves) ; la seconde poursuivait une finalité religieuse, intégrant des préoccupations économiques, situant le travail manuel dans une hiérarchie sociale précise (séparant moines, frères convers et serviteurs) et définissant les membres de l'organisation comme appartenant à une collectivité plus vaste qu'eux-mêmes, soumises à des lois métaphysiques ou religieuses. Toutefois, le travail intellectuel permettait aux moines les plus éduqués de s'affirmer comme des êtres de raison, disposant des prérogatives du savoir et de la culture. Par ailleurs, nous avons signalé que le XXe siècle avait vu se développer un cas d’organisation – l’organisation génocidaire...

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