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L’éthique En Entreprise : Obstacle Ou Alibi ?

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Submitted By mamaz
Words 4853
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Pendant longtemps, l’éthique dans l’univers des affaires fut considérée comme un questionnement extérieur à l’entreprise. Elle était alors vue comme un obstacle à sa finalité première, qui est de créer de la richesse, d’atteindre une efficacité économique.
Cependant, doucement, avec les pressions des parties prenantes de plus en plus nombreuses et diversifiées, au fil des différentes crises sociales et économiques, ou de l’éclatement de l’Etat Providence, on a pu observer dans les entreprises, un glissement vers des considérations éthiques. Elles se sont ainsi positionnées, comme on peut parfois le lire ou l’entendre, en personnes morales. Ce déplacement des entreprises vers l’éthique - auparavant éthique de l’individu, désormais, éthique professionnelle ou éthique en entreprise - n’est pas sans poser de problèmes. Toute la difficulté réside dans l’application de la notion d’éthique, du domaine de l’homme, en tant qu’individu, au monde bien particulier de l’entreprise.
Dans une « société de jugement », il devient impossible pour les entreprises, comme l’exprimait Nicole d’Almeida, de ne pas être à l’écoute du monde qui les entoure en général, et de leurs parties prenantes, en particulier. Qu’elle soit bien ou mal appréhendée, la notion d’éthique s’impose dans l’évolution de notre société, et s’est donc déplacée, tout naturellement, au sein des entreprises. En réalité, ce mouvement semble fort peu naturel et l’apparente contradiction entre éthique et entreprise ne cesse de soulever des questions : est-ce un phénomène de mode ou une évolution stable ? Comment les entreprises comprennent-elles et gèrent-elles ces nouvelles responsabilités ? Une entreprise peut-elle et doit-elle réellement « être éthique » ou « faire de l’éthique », comme il est fréquent de l’entendre ? C’est au travers de ces questions que nous serons amenées à nous interroger sur la place de l’éthique en entreprise en général, et sur cette question en particulier : l’éthique en entreprise, un obstacle ou un alibi ? Afin d’y répondre, nous nous intéresserons dans un premier temps, aux évolutions récentes ayant conduit à cette imprégnation de la notion d’éthique dans les entreprises, et nous y questionnerons sa légitimité. Nous nous interrogerons également sur l’apparente contradiction entre éthique et entreprise. Les critiques sont déjà nombreuses, et dans leurs acceptions modernes, les termes d’ « alibi », pour le grand public, et d’ « obstacle », au sein des entreprises, font déjà écho.

Cette vision très contemporaine rappelle la vision de Max Weber que nous analyserons en seconde partie. En effet, il opérait une distinction entre « éthique de responsabilité », qui comme nous le verrons, implique la notion d’« obstacle » et « éthique de la conviction », qui quant à elle sous-entend la notion d’« alibi ». Cette analyse nous permettra non seulement d’observer le mécanisme complexe de l’éthique et de son intentionnalité, mais également de nous projeter au-delà d’une vision uniquement péjorative d’une éthique d’entreprise. En plus de la production de « biens », une entreprise peut-elle mettre en place de « bonnes » actions? C’est cette question du bien qui nous conduira enfin à nous interroger sur la question même de l’ « éthique en entreprise ». Si obstacle ou alibi il y a, pour qui et dans quel but ? À travers les travaux d’André Comte-Sponville, nous nous pencherons sur la question de la responsabilité morale. Une entreprise peut-elle être morale ? Peut-elle avoir des considérations éthiques ? Est-ce que la somme des individus, qui sont des personnes morales, peut engendrer une véritable éthique valant comme éthique d’entreprise ? La question de l’éthique d’entreprise en tant qu’obstacle ou en tant qu’alibi sous-entend, dans la compréhension contemporaine de ces termes, une vision déjà très orientée, presque péjorative. Si une éthique en entreprise est possible, nous nous efforcerons, tout au long de notre réflexion, de nous demander si elle peut réellement avoir un impact positif, sur elle-même, et sur la société qui l’entoure.

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Si, en remontant à l’antiquité grecque, on entend par la notion d’éthique, « la visée de la vie bonne », c’est-à-dire un engagement complet de toute son existence vers un but lointain, incertain, et quasiment universel, il est dès lors naturellement et communément extrêmement difficile d’associer cette notion à celle de l’entreprise, qui est une organisation de production de biens ou de services à caractère commercial. Rarement deux notions aussi éloignées n’auront autant fait parler d’elles, sous leur forme jointe d’ « éthique en entreprise », ou, très souvent et à tort, d’ « éthique d’entreprise ».
En effet, si « la visée de la vie bonne » implique un programme de vie, elle sous- entend que la personne ou l’entité (si l’on suppose qu’une telle entité en ait les moyens) la recherchant n’ait plus à considérer tout ce qui concerne sa survie. On ne trouve cette vie bonne qu’au-delà de toute détermination biologique et/ou économique. Appliquée au domaine de l’entreprise, cette considération semble pour le moins étonnante : en effet, seule une entreprise en parfait état de santé, économiquement viable, pourrait s’orienter sur cette voie de l’éthique. De nos jours, étant donné de plus les crises sociales et économiques actuelles, il est difficile d’envisager une entreprise assez détachée de ses considérations de subsistance économique pour se pencher sur de tels objectifs.

Milton Friedman, prix Nobel de l’Economie en 1976 expliquait : « Les entreprises n’ont pas d’autres responsabilités que celle de gagner de l’argent. Et quand, animées par un élan de bienveillance, elles tentent d’assumer leurs responsabilités supplémentaires, il en résulte souvent plus de mal que de bien ». Cette déclaration de Milton Friedman éclaire bien cette apparente impossibilité d’application de l’éthique en entreprise, mais elle porte également en elle un paradoxe introduit par la notion de « responsabilités supplémentaires » de l’entreprise. Certes, l’objectif d’une entreprise capitaliste est de créer, à partir de richesses, davantage de richesses, mais elle posséderait en outre d’autres responsabilités, plus délicates à aborder et qui seraient annexes à la bonne santé financière de l’entreprise. L’entreprise est alors souvent considérée comme « une personne morale » (nous débattrons de cette notion plus tard). Cette contradiction se règle peut-être dans la question de l’intentionnalité : aujourd’hui, la prise en compte de ces responsabilités supplémentaires ne semble pas liée, le plus souvent, à un « élan de bienveillance », mais à une nouvelle manière de penser le monde dans lequel on vit en général, et à des pressions des parties prenantes de l’entreprise en particulier.
Ce ne sont pas les entreprises qui ont insufflé les notions de développement durable et de responsabilité sociale des entreprises, mais bien les parties prenantes et tout particulièrement les clients, rouage majeur de l’objectif essentiel des entreprises, « gagner de l’argent ». Il n’est pas question de dire que l’éthique en entreprise ne serait pas éthique parce que non intentionnelle, mais cela sous-tend clairement la question d’une éthique outil, d’une éthique marketing.
De fait, on ne peut nier que les clients sont de plus en plus sensibles à l’image éthique des entreprises. Quand, pour la majorité, ils considéraient il y a plus de 15 ans que la mission de l’entreprise était de créer de la richesse et de l’emploi, ils étaient 60% en 2004 à considérer l’action des entreprises sur l’environnement comme un motif de rejet d’une entreprise ou d’une marque. L’embauche est également impactée : si on en croit une étude de 2003 du Financial Times, 64% des diplômés sortant des 10 plus grandes écoles de commerce américaines ne souhaitaient à cette date pas travailler dans certains secteurs d’activité, du fait de considérations éthiques. C’est dans ce sens que l’éthique professionnelle, tel qu’elle s’est construite, rassemble les chartes éthiques dans les entreprises. Ce sont des codes de déontologie mis en place par les entreprises (ou des groupements d’entreprises tels que l’Union Des Annonceurs) dans le but de s’autoréguler, ainsi que d’encadrer les salariés, en ce qui concerne l’éthique. Le statut et la crédibilité de ces codes de déontologie sont plus ou moins élevés selon qu’ils ont été élaborés avec les employés ou non, et surtout selon qu’ils sont étayés par des actions réelles ou non sur le long terme. Le rapport annuel, en changeant de nom et en devenant « rapport annuel et de développement durable » est souvent le lieu d’expression de ces apparentes contradictions. Celui de Veolia, par exemple, aborde, en 10 pages, tour à tour « la responsabilité d’entreprise », « l’identification des opportunités », « un lobbying responsable », et « la notation extra-financière » !
L’entreprise reste donc bien à un carrefour, toujours instable, de pressions et d’influences, entre le profit et une posture de responsabilité par rapport à l’environnement dans lequel elle évolue. Avant même d’être un obstacle, ou un alibi, l’éthique en entreprise est donc une influence qui tend à devenir quasiment un impératif commercial. Une étude qualitative Ipsos de décembre 2008 montre que presque 2/3 des gens (1000 personnes, échantillon représentatif de la population) se sentent livrés à eux-mêmes dans un monde ou l’état s’effondre face aux entreprises et que c’est à eux, individus, au quotidien, d’influencer le comportement des entreprises par leurs actes de consommation. L’éthique en entreprise, si c’est bien le nom qu’elle doit porter, est donc bien devenue un impératif commercial. Cette donnée ne cesse d’évoluer et de se complexifier depuis que se confirme la corrélation entre engagement éthique et profit économique. L’éthique en entreprise devient une véritable stratégie. Il est alors bien délicat de différencier une intentionnalité « pure » d’un marketing à l’échelle de l’entreprise.
L’éthique comme condition sine qua non d’une bonne santé financière va-telle contre la « visée de la vie bonne » antique ? Certes, mais cette notion même d’éthique, surtout quand elle est appliquée à l’entreprise, n’a-t-elle pas évolué ? Nous pourrions rejeter totalement la notion, mais quel nom donner alors à cette tendance perceptible de nos jours ? Une entreprise ne peut pas plus être purement morale qu’éthique, et il est difficile de voir aujourd’hui la responsabilité sociale des entreprises (dorénavant RSE) uniquement comme un ensemble d’outils marketing. L’absence d’intentionnalité implique-t-elle une absence d’éthique ? Certes, parfois, l’éthique, dans un sens qui aurait donc évolué, est un outil marketing réactif, un alibi, mais il existe des entreprises ou l’évolution des mentalités a réellement impacté la place présente et à venir de la structure dans le monde qui l’entoure. La proactivité est le prochain pas pour de nombreuses entreprises.
Intentionnalité, contradiction, responsabilités, alibi… Nous venons ici de discuter des termes qui font écho à la distinction de Max Weber entre « l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité ». Nous avons tenté d’analyser la question de la légitimité de l’éthique en entreprise, d’un point de vue contemporain, lié à la conjoncture actuelle. A travers Max Weber, entre autres, nous allons maintenant interroger ce qui semble être l’essence même de l’éthique « moderne » et ainsi nous interroger sur sa place en entreprise : est-elle un obstacle ou un alibi ? Ne serait-elle pas davantage que cela ?

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En 1919, dans Le Savant et le Politique, Max Weber différenciait deux approches primordiales de l’éthique : une « éthique de conviction », qui ne se soucierait que du principe moral conduisant à l'action, sans se préoccuper des conséquences, et une « éthique de responsabilité », selon laquelle seul le résultat compte. Il faut néanmoins bien préciser que cette distinction s’appuie sur le postulat suivant : l’activité concernée doit être « orientée selon l’éthique », en avoir déjà l’intention, l’ambition. Une fois cela installé, Max Weber opère la distinction citée précédemment. On observe donc d’un côté une éthique de la responsabilité et de l’autre une éthique de la conviction. Commençons par cette dernière.
L’éthique de la conviction, la Gesinnungsethisch trouve son fondement dans la visée d’une fin indépendamment des moyens devant être mis en œuvre pour l’atteindre, et indépendamment, également, des chances de succès ou d’échec, des conséquences possibles. C’est, selon Weber, l’attitude du croyant, du syndicaliste, etc., qui ne tendent qu’à promouvoir leurs convictions sans prendre en compte ni conséquences potentielles, ni concessions. Selon Weber, cette éthique de la conviction est d’emblée vouée à l’échec, parce qu’elle justifiera toujours les moyens utilisés par la fin recherchée. C’est en cela que l’éthique de la conviction peut-être vue comme un alibi, dans son acception du XIVème siècle : « Activité permettant de se disculper, de faire diversion » (Petit Robert). La fin devient un alibi des moyens. En cas d’échec, la faute est rejetée sur l’homme : « Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi » (p. 70)
L’éthique de responsabilité, la Verantwortungsethisch, à l’inverse, essaye d’évaluer les conséquences et les chances de réussite d’une action donnée. Les moyens se placent en amont de la fin contrairement à la conception de l’éthique de la conviction. L’objectif est alors l’efficacité et la rationalité et tous les paramètres, humains aussi bien que contextuels, doivent être pris en compte afin que l’action soit maximisée. Le partisan de l’éthique de responsabilité est conscient que tout acte a des conséquences et qu’il n’est pas possible de revenir à un point zéro de l’action. C’est pourquoi, lucidement, il peut renoncer à l’action si les conséquences ont la moindre chance d’être néfastes, quand bien même l’idée d’origine serait des plus nobles. En cela, l’éthique de responsabilité peut être définie comme un obstacle, comme, au sens figuré, « ce qui s’oppose à l’action, à l’obtention d’un résultat » (Petit Robert). Dès lors, quand l’éthique de la conviction pouvait être un alibi dangereux, l’éthique de responsabilité peut craindre l’immobilisme, de peur des conséquences. On voit alors poindre une sensible préférence chez Weber pour l’éthique de responsabilité qui lui apparaît sans doute plus en accord avec la modernité et la rationalisation de l’époque. Pourtant, Weber explique lui-même que ces deux éthiques ne sont pas aussi radicalement opposées : « Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction »
En effet pour Weber, les deux éthiques ne sont pas antinomiques, car l’action devrait pouvoir mettre la responsabilité au service d’une conviction. Les deux éthiques ne sont pas contradictoires et elles ont pour essence d’être vouées à se compléter. Obstacle et alibi, qui sont deux formules aux connotations négatives, en viendraient à un résultat positif en s’alliant. L’obstacle seul est un frein et l’alibi un aveuglement, quand les deux rassemblés donneraient une juste mesure. Max Weber explique que ce n’est qu’avec l’union de ces deux éthiques qu’apparaît l’homme authentique, à savoir l’homme qui peut prétendre à la vocation politique.
Dès lors, comment définir l’éthique en entreprise à travers le prisme de l’éthique de la conviction et de l’éthique de la responsabilité ? La vision de l’éthique en entreprise comme un alibi, que nous avions notée précédemment, dans son sens commun, irait à l’encontre de l’explication de l’éthique comme alibi selon Max Weber. L’éthique en entreprise comme alibi serait une intentionnalité forte, une conviction de l’entreprise en tant que personne morale, mais elle serait une conviction dangereuse, car ne se portant pas garante des effets de sa politique éthique. Elle ne s’inscrirait pas dans son environnement immédiat, dans son contexte et ne serait alors que pure intention, sans inscription matérielle réaliste. C’est en cela que les deux acceptions du terme d’alibi se croisent. Une éthique de la conviction seule, en entreprise, ne serait qu’un discours immatériel, irresponsable et irréaliste. Que dire de la RSE d’une entreprise si elle n’est pas ancrée dans une réalité et si elle ne prend pas en compte les conséquences des actes découlant de sa politique ? L’éthique en entreprise aujourd’hui est au contraire très attachée aux conséquences de ses actions, à court et à long terme. En ce sens, l’éthique en entreprise n’est pas pur alibi.
Que dire alors de l’éthique de responsabilité en entreprise ? Elle semble bien plus évidente tant les conditions et les conséquences sont multiples. En effet, l’éthique en entreprise peut apparaître comme un véritable parcours du combattant aux vues des innombrables données à prendre en compte. L’éthique de responsabilité devient alors un véritable obstacle. Regardons par exemple l’axe des rapports d’influence, les parties prenantes. C’est un concept intrinsèquement lié au statut même de l’entreprise, mais qui a beaucoup évolué récemment. Les parties prenantes sont constituées de tous ceux qui sont ou peuvent être affectés par les actions concrètes, la réalisation des objectifs de l’entreprise. Pour les grandes entreprises, cela touche quasiment toutes les personnes et institutions qui forment la société (citoyens, associations, collectivités territoriales, actionnaires) et il s’agit, de fait, d’évaluer, avant toute action, toutes les attentes, parfois contradictoires, ainsi que tous les effets d’une décision, qu’ils soient économiques ou sociétaux. C’est bien ici une éthique de responsabilité, et un obstacle, nécessaire, à la mise en application des actions de l’entreprise. L’éthique de responsabilité incarne dans un certain sens la modernité, i.e. le désenchantement, la laïcisation, la rationalisation.
Doit-on pour autant appliquer à l’entreprise la même balance entre éthique de conviction et éthique de responsabilité qu’aux personnes politiques ? Le manque d’intentionnalité et le pouvoir grandissant des parties prenantes extérieures à l’entreprise tendent à faire pencher vers une éthique de la responsabilité. Cependant, il serait navrant de ne considérer l’éthique en entreprise que comme un poids, une série d’obstacles à la réalisation même des objectifs de l’entreprise. Au risque de se voir taxé d’angélisme, ne serait-il pas bon de croire qu’une once d’éthique de la conviction, une once de « foi », pour citer Weber, pourrait s’insinuer au milieu de tant de rationalisation moderne ? En effet, ne voir l’éthique en entreprise que comme un obstacle, ce serait l’envisager comme un fardeau. Pourtant, sans verser dans du marketing éthique, ne peut-il pas y avoir de « bonnes » actions, des « visées bonnes » émergeant de l’éthique en entreprise ?

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En introduisant la notion de bien, nous sommes très vite ramenés à l’apparente contradiction des termes d’éthique et d’entreprise. En effet, si l’on s’appuie sur les dires d’André Comte-Sponville, « le bien », au sens moral, et « les biens » au sens économique vont rarement de pair. Cela s’explique immédiatement si l’on considère qu’ils n’appartiennent pas à la même sphère : « le bien » est une notion morale liée à l’homme, « les biens », quant à eux, sont liés à un système économique. C’est ainsi que si l’éthique en entreprise est peut-être envisageable, comme nous en avons esquissé l’idée plus haut, l’éthique d’entreprise est impossible comme nous allons maintenant tenter de le démontrer.
Nous avons précédemment admis le postulat que, face à la question de l’éthique, l’entreprise pouvait, d’une certaine façon, être considérée comme une entité morale, capable de conviction, de responsabilité. Dans ce sens, l’entreprise, somme de personnes morales constituant un groupe, se constituait comme une personne morale « supérieure », représentative de la totalité des individus constituant le groupe. Nous avions donc appliqué la théorie de Max Weber sur l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité. Cependant, ce postulat semble difficilement tenir face aux exemples de Weber qui s’accordent toujours à poser le problème sous l’angle d’une personne morale, et non d’un ensemble d’individus. De plus, si nous avons relativement défini que l’éthique pouvait être un alibi ou un obstacle « à quoi », il nous reste encore à répondre à la question « pour qui ». Cette entité entreprise capable d’éthique reste obscure. C’est pourquoi, nous allons ici approfondir cette question, en nous appuyant sur Le capitalisme est-il moral ? d’André Comte-Sponville (2004). Selon lui, et au vu de l’actualité de l’éthique en entreprise, la question du « bien » face aux « biens » correspond bien à une évolution des mentalités, à « un air du temps ». L’éthique en entreprise est devenue une mode, une dimension centrale de l’image qui n’existait pas à cette échelle il y a 15 ans. Le problème qui se pose dès lors est que l’éthique, qui porte en elle les notions de morale, de déontologie, de visée et d’implication de toute une existence, supporte peu l’assimilation au terme plus évasif et temporaire de mode. L’éthique se base sur l’homme en tant qu’être humain, en tant qu’essence et se prête assez peu à l’éphémère. Injecter de l’éthique en toute chose, et pour des raisons le plus souvent mauvaises, revient à vouloir qu’elle soit rentable, qu’elle engendre un retour sur investissement. C’est alors en perdre l’essence, le but, en faire un simple outil. Pour Comte-Sponville, l’entreprise, tout comme l’économie, ne peut être morale puisqu’elle est « sans volonté et sans conscience ». Alors que la morale devrait être un devoir, elle se place, dans le cadre de l’entreprise, en termes d’intérêt. Il s’agit de « maximiser son bien-être ». La question de l’éthique ne pourrait donc se poser en termes d’entreprise ou d’économie. D’ailleurs, qui se poserait la question d’un capitalisme moral ? Selon Comte-Sponville le capitalisme, « c’est un système économique fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échange, sur la liberté du marché et sur le salariat ». Il est dès lors impossible de lui associer quelque notion d’éthique ou de morale que ce soit, pour la simple raison que le capitalisme n’est ni moral ni immoral, il est amoral. L’éthique ne peut provenir du capitalisme, de l’économie ou de l’entreprise. Tout comme la morale, elle vient des individus, car un marché ou sur un système économique ne saurait être moral à la place des individus. Un système économique n’a nul besoin d’une justification morale, d’une part parce que c’est un système, dénué de conscience, et d’autre part parce qu’il est là pour créer de la richesse. Et c’est pour cette raison qu’existent le droit et la politique dans une sphère (qui se placent au-dessus de la première sphère des sciences et techniques), aidée, lorsque qu’ils ne sont plus capables ou légitimes pour imposer une orientation, par la morale, puis par l’éthique, les deux sphères supérieures selon Comte-Sponville. On comprend alors pourquoi il donne tort à Marx dans sa tentative créer un système économique intrinsèquement juste. Le capitalisme est un système économique basé sur le fait qu’avec de la richesse, on peut produire encore plus de richesse. En ce qui concerne l’entreprise en tant que telle, c’est au niveau de la responsabilité que le premier blocage apparaît. De fait, avec les nouveaux modes de management, les hiérarchies infinies, tout semble pouvoir être délégué ; tout, sauf la responsabilité. C’est en cela que l’entreprise ne peut être éthique en elle-même : « c’est parce que cette responsabilité est personnelle que je ne vois pas très bien quel sens il y a à parler d’éthique d’entreprise ». Ce qu’entend Comte-Sponville ici, tout comme ce qu’entendait Milton Friedman, c’est qu’une entreprise n’a pas de morale ou d’éthique ; elle ne peut pas en avoir. Elle a des objectifs, des clients, une comptabilité, mais elle n’a pas de morale. C’est pour cela que le terme d’« éthique d’entreprise » n’a pas de sens. Il s’agit bien de prendre en compte une « éthique dans l’entreprise ». C’est parce que l’entreprise n’a pas d’éthique et de morale propres que les gens qui y travaillent doivent en avoir une. L’éthique en entreprise est donc plus un obstacle qu’un alibi, non pas pour elle-même, mais pour les gens qui y travaillent. En effet, dire que l’entreprise est amorale n’empêche en aucun cas le directeur qui licencie d’être moral, lui, en tant qu’individu, et de poursuivre « une visée de la vie bonne ». Cependant, « l’éthique en entreprise » n’est pas sans soulever des problèmes. Bien au contraire, elle porte en elle des contradictions très fortes, la première étant les différences de « visée ». De fait, la visée, l’objectif d’un individu en tant qu’individu ne sera pas la même que celle de ce même individu en tant qu’il fait partie d’un groupe. Les objectifs de l’individu sont quasiment toujours différents de ceux du collectif, qui est pourtant constitué de ces mêmes individus, qui peuvent eux-mêmes être partie prenante dans différents groupes. Existe-t-il alors une éthique en entreprise ? Il y a certes une éthique des individus, ou plutôt des éthiques, et c’est bien là que réside le problème majeur. L’éthique, dans son sens originel, fait appel aux caractéristiques de l’homme, à l’essence de ce qu’est l’homme. Elle ne devrait donc pas pouvoir différer à ce point d’une entreprise à l’autre. Il s’agirait alors plus d’une « éthique d’entreprise », comme on peut parler de « valeur d’entreprise », qui n’a rien à voir avec des valeurs morales. Certes, les entreprises ont des chartes éthiques, mais elles diffèrent toutes, et de plus elles ne sont que des outils de l’entreprise. La « visée de la vie bonne », quant à elle, doit se situer au niveau des individus et avoir, de par son essence, une base commune. Cela dispense-t-il l’entreprise d’être éthique, ou du moins de tenter de l’être ? Certainement pas. Tout comme le directeur, chaque individu composant l’entreprise est un être moral et potentiellement éthique. Que l’entreprise ne puisse se voir attribuer de telles caractéristiques ne doit les conduire à se sentir dédouanés. Le directeur a cependant un rôle central, en ce qu’il se trouve, selon Comte-Sponville à la croisée du primat de l’entreprise qui est de créer des richesses, et de la primauté des individus, qui est éthique. « La morale n’est pas rentable et l’économie n’est pas morale, c’est pourquoi nous avons besoin des deux.» C’est donc à au directeur, au sein de l’entreprise, d’effectuer une distinction claire entre les deux, de laisser à l’entreprise des considérations d’entreprise, et d’encourager les individus, dans une « visée de la vie bonne ». C’est surtout à lui et à son équipe, d’insuffler le juste équilibre entre éthique de la conviction, et éthique de responsabilité. C’est à eux de mettre en commun les différentes orientations afin de trouver la base commune de l’éthique, son essence. Et alors peut-être, une fois les alibis rationalisés, et les obstacles déjoués, quelque chose de « bien » sortira, non pas de l’entreprise amorale, mais des individus qui la constituent.

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L’éthique en entreprise reste une notion complexe aujourd’hui, et sa légitimité tout juste installée reste source d’interrogations et de débats. De fait, qui aurait pu penser il y a cinquante ans que la RSE en général, et la question du développement durable en particulier seraient des éléments clés de la construction d’une image d’entreprise et de son mode de fonctionnement ? Ces domaines sont tellement intégrés dans l’esprit des clients/ consommateurs, tellement essentiels qu’ils deviennent un critère de choix, parfois même au-delà du rapport qualité/prix. Certes, il reste des difficultés liées à cette importation de la notion d’éthique en entreprise, et la prudence s’impose, car le moindre faux pas pourrait avoir des conséquences économiques néfastes sur la santé financière de l’entreprise. D’un autre côté, des domaines comme le développement durable, qui s’inscrivent donc dans du long terme, sont excessivement délicats à appréhender, et la place que l’entreprise doit y avoir, très délicate à définir. Les entreprises sont donc très prudentes aujourd’hui, et on observe une réelle primauté de l’éthique de responsabilité sur l’éthique de conviction, pour reprendre la distinction de Max Weber. Toutefois, les entreprises ne s’en tiennent pas systématiquement dans un immobilisme lié à une trop grande prudence et à une rationalité omniprésente. De plus, si l’on en croit le titre d’un rapport de Veolia Environnement en 2008, Ethique, conviction et responsabilité, les responsables des entreprises commencent indéniablement à avoir un raisonnement plus argumenté. On ne peut nier qu’il reste de nombreux cas où l’éthique en entreprise évolue comme un outil marketing et non comme une visée des dirigeants, mais, de fait, à l’échelle de l’histoire du commerce, la notion d’éthique est encore jeune. Elle ne peut que s’imposer progressivement puisqu’elle imprègne, sans cesse davantage, l’esprit des leaders d’opinion et du grand public. Les termes mêmes d’« alibi » et d’« obstacle », de par leurs connotations, semblaient au départ introduire une vision d’emblée négative sur l’éthique en entreprise, mais au terme de notre analyse, il semble que ce soient des points d’interrogation essentiels. Ils montrent deux voies, opposées, mais complémentaires, ainsi que l’éventail des nombreuses nuances de compositions qui les séparent : les hommes qui font les entreprises peuvent les emprunter afin d’atteindre, à leur niveau, « une visée de la vie bonne » appliquée à l’entreprise. Cette nécessaire dialectique montre également, et surtout, l’indispensable vigilance à exercer. Il ne s’agit en aucun cas de nier ce qu’est une entreprise, de nier ce qu’est le système économique. Le concept d’éthique, appliqué en entreprise est bien loin de l’éthique telle qu’elle était conçue dans l’Antiquité : on assiste à une adaptation, une évolution, dans un temps nouveau où les mentalités ont évolué.

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