La stratégie du choc
La montée d’un capitalisme du désastre
(Naomi Klein, Leméac-Actes Sud, 2008)

La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre
Naomi Klein, Leméac-Actes Sud, 2008 (2007 pour la 1ère éd. américaine)

Le contexte
Quelles sont les conséquences d’une crise, d’un désastre ou d’une catastrophe ? Au moins trois paradigmes concurrents s’affrontent pour répondre à cette question. Le premier suppose qu’une crise est généralement suivie d’un retour à la normale. Le deuxième envisage une forme de « pédagogie des catastrophes », grâce à laquelle les sociétés tireraient les leçons des drames pour en éviter, autant que possible, la répétition. Enfin, la troisième suggère que les chocs majeurs sont autant d’étapes dans le renforcement des inégalités préexistantes, car elles renforceraient le pouvoir des puissants et la fragilité des faibles. L’ouvrage engagé de Naomi Klein, largement inspiré par la catastrophe de l’ouragan Katrina en 2005 (qui détruisit La Nouvelle-Orléans en Louisiane, aux États-Unis) est emblématique de ce troisième paradigme, et doit être replacée dans cette controverse.

L’auteur et sa thèse
Naomi Klein, journaliste, essayiste et réalisatrice, est diplômée de la London School of Economics. Elle est l’auteur du best-seller mondial No Logo (2001). Elle contribue régulièrement au Nation et au Guardian, et s’est rendue en Irak pour le magazine Harper’s. La stratégie du choc a remporté le Warwick Prize for Writing.
Selon elle, la montée en puissance d’un « capitalisme du désastre » est rendue perceptible par des événements aussi divers que le coup d’État de Pinochet au Chili en 1973, l’effondrement de l’Union soviétique, les attentats du 11 septembre 2001, le cyclone Katrina en 2005, etc. Cela ne signifie pas que le capitalisme a activement préparé ces désastres, mais simplement que chacun de ces désastres est analysé par les pouvoirs en place comme une occasion de renforcer les structures ultralibérales existantes, au lieu de les questionner.

Résumé du texte INTRODUCTION : ÉLOGE DE LA TABLE RASE
Tandis que La Nouvelle-Orléans était encore sous les eaux, avec des morts qui n’étaient pas encore comptés et des survivants réfugiés dans des conditions terribles, les lobbies entraient déjà en action auprès des autorités de la Louisiane qui devaient décider des modalités de la reconstruction. Leur leitmotiv était qu’au-delà du drame, la « table rase » à La Nouvelle-Orléans était une occasion de tout reconstruire autrement, c’est-à-dire selon leurs propres vues. Il fut par exemple décidé de ne pas reconstruire le réseau d’écoles publiques de la ville, et de le remplacer par un réseau d’écoles privées financées par l’argent public destiné à la reconstruction : depuis la réalisation de ce projet, la ville est devenue le laboratoire de la privatisation du secteur scolaire aux États-Unis. On peut appeler « capitalisme du désastre » ce type d’opération consistant à lancer des raids systématiques contre la sphère publique au lendemain d’un cataclysme, en traitant ce dernier comme une occasion de profit. Cette « stratégie du choc » a été théorisée de manière moins abrupte par l’ultralibéral Milton Friedman, généralement considéré comme l’économiste le plus influent de la deuxième moitié du XXe siècle. Il écrivait à propos de lui-même et de ses étudiants : « Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements. Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées alors en vigueur. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction : trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que des notions politiquement impossibles deviennent politiquement inévitables » (1982). Cette stratégie fut appliquée à grande échelle pour la première fois en 1973, au Chili, après le coup d’État militaire de Pinochet : Friedman et ses étudiants conseillèrent le dictateur et lui suggérèrent son plan de libéralisation de l’économie. Mais depuis, la « stratégie du choc » s’est largement diffusée : coups d’État, attentats terroristes, effondrement des marchés, guerres, tsunamis, ouragans et autres crises sont devenues des occasions de renforcer l’ultralibéralisme. Le cas de La Nouvelle-Orléans est emblématique de ce phénomène d’ampleur mondiale.

DEUX DOCTEURS CHOCS
Dans les années 1950, le psychiatre Ewen Cameron menait pour la CIA des expériences consistant à utiliser des traitements par électrochocs pour faire « régresser » le patient jusqu’à une « table rase » mentale, de manière à reconstruire une personnalité saine d’esprit sur une base nouvelle. À la même époque, Milton Friedman fondait avec ses collègues « l’école de Chicago » : un courant de pensée économiste très minoritaire à l’époque, et qui assimilait le marché à un « ordre naturel » auquel les sociétés devaient être ramenées, au besoin par des thérapies de choc. Les expériences de Cameron sur les individus échouèrent. En revanche, celles de Friedman sur les sociétés furent testées au Chili en 1973, et devinrent la doctrine économique dominante dès les années 1980.
LE PREMIER TEST
Les « Chicago Boys » (Friedman et ses disciples) cherchèrent longtemps une « table rase » où tester leurs théories : ce fut le Chili en 1973, suite au coup d’État militaire qui vit Pinochet renverser le Président Allende. Ce fut un coup d’État sanglant, avec de nombreux assassinats, disparitions et tortures. En matière d’économie, le nouveau régime voulait rompre avec le socialisme et prit pour conseillers des « Chicago Boys » ultralibéraux. Pour Friedman, l’économie est une science neutre, applicable à l’identique dans les dictatures et les démocraties, et il n’y avait « aucun lien » entre la répression au Chili et la première application des théories ultralibérales.

SURVIVRE À LA DÉMOCRATIE
Au Royaume-Uni, Thatcher affirmait volontiers son admiration pour la réussite économique du Chili de Pinochet. Friedrich Hayek, disciple de Friedman ayant directement travaillé au Chili, suggéra à Thatcher dès 1981 d’imiter cette politique économique : elle lui répondit en substance que de telles mesures seraient trop impopulaires, donc inapplicables dans l’immédiat. Mais en 1982 éclata la guerre des Malouines, opposant le Royaume-Uni et l’Argentine : la guerre fut pour Thatcher l’occasion de durcir la répression des mouvements sociaux (notamment des grèves des mineurs) et initia une accélération des mesures ultralibérales en Europe.

PERDU DANS LA TRANSITION
En 1990, Gorbatchev reçut le Prix Nobel de la paix pour son engagement en faveur de la transition économique en URSS : les politiques de glasnost (transparence) et de perestroïka (restructuration) devaient conduire en dix à quinze ans à un régime associant libre marché et solide sécurité sociale. Mais la suite des événements fut fort différente : après l’effondrement de l’URSS en 1991, Gorbatchev fut remplacé par Eltsine. Pour obtenir l’aide financière d’urgence du FMI, la Russie dut mettre en place un programme économique qui fut qualifié de « thérapie de choc » : des libéralisations à prix cassés, qui firent naître une oligarchie privée et ruinèrent l’État.

DES TEMPS QUI CHOQUENT
Les attentats du 11 septembre 2001 furent une étape décisive du renforcement du « capitalisme du désastre » aux États-Unis. Sous l’action de Bush, Cheney et Rumsfeld, la stratégie de défense américaine fut entièrement révisée au motif qu’il fallait l’adapter au nouvel ennemi terroriste. Dans les faits, cela signifia un recours massif aux organismes privés de sécurité et aux agences privées d’information et de surveillance. Le drame du 11 septembre fut en effet interprété par eux comme la faillite de la sécurité publique, et comme la preuve que des organismes privés, en concurrence pour les contrats et les profits, seraient plus inventifs et plus efficaces.

IRAK : LA BOUCLE EST BOUCLÉE
Le choc du 11 septembre 2001 fut artificiellement prolongé par les mensonges sur les armes de destruction massive en Irak. La guerre d’Irak avait pour but d’y établir une « table rase » pour construire une démocratie de marché au Proche-Orient. De fait, la démocratie ne parvient pas à s’enraciner, car la première préoccupation des citoyens irakiens reste généralement la survie. En revanche, l’ultralibéralisme progresse : cette guerre qui n’en finit pas est devenue le fonds de commerce d’une multitude d’agences de sécurité privées. Seule une « Zone verte » a été sécurisée dans le quartier des affaires de Bagdad, où se négocient notamment les contrats pétroliers.

LA ZONE VERTE MOBILE
Après le tsunami asiatique de 2004 comme après l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans en 2005, la même stratégie du choc a été mise en œuvre. D’abord évacuer les populations aisées, tandis que certaines populations défavorisées doivent attendre des jours ou des semaines. Puis, au nom de l’urgence et de l’insuffisance des services de sécurité publics (sous-financés depuis des décennies), passer sans appels d’offres des contrats faramineux avec des organismes privés. Ces derniers ne reconstruisent pas à l’identique, mais selon les règles de l’ultralibéralisme qui les font vivre : ils dessinent ainsi un monde fait de zones vertes mobiles, où se signent les contrats et où les plus aisés sont protégés, et de zones rouges croissantes livrées aux désastres et aux crises.
Friedman est mort en 2006, et certains y ont vu le symbole de la fin d’une époque. L’ultralibéralisme a été imposé depuis les années 1980 au prétexte de la théorie du ruissellement, selon laquelle l’enrichissement des plus riches est supposé indirectement permettre celui des plus pauvres : la réalité a montré qu’il n’en est rien. Et surtout, la stratégie du choc fonctionne fondamentalement grâce à l’effet de surprise : on peut donc espérer que sa dénonciation mènera à un refus de sa logique dévastatrice, au profit d’une reconstruction démocratique.

Et pour en savoir plus…
Pour une analyse convergente, elle aussi inspirée par l’expérience de Katrina en 2005, relire la fiche Synthélivre consacrée à l’essai d’Isabelle Stengers : Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient (2009).

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La stratégie du choc (N. Klein, Leméac-Actes Sud, 2008)

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